[Napoléon 1] Le chant du départ
elle ne me fait point aller plus vite ; je n’ai jamais à combattre ni pour elle, ni contre elle ; elle n’est jamais plus pressée que moi ; elle ne va qu’avec les circonstances et l’ensemble de mes idées.
Qu’est-ce que l’ambition ? Il préférerait dire l’énergie, le désir d’aller de l’avant. Où ? Il sait que, si la paix est conclue, il lui faudra quitter l’Italie. Il ne peut demeurer dans ce pays conquis mais qui n’est pas le sien et où il dépendrait toujours des décisions de Paris. Il faudrait retourner à Paris, mais quelle place pourrait-il y occuper ? Être l’un des Directeurs ? « La poire n’est pas mûre », a-t-il souvent pensé. Alors partir plus loin.
Il s’est rendu plusieurs fois au bord de la mer Adriatique.
Il a regardé, à l’est et au sud, ces côtes découpées qui rappellent celles de la Corse et annoncent déjà la Grèce et l’Orient. Il rêve, il imagine. Il suffirait de quelques heures pour atteindre les îles Ioniennes, françaises désormais. Puis, au-delà, en un nouveau bond, il ne faudrait que quelques jours de navigation pour rejoindre Malte, cette citadelle au coeur de la Méditerranée. Et ainsi, d’île en île, parvenir à ce continent, celui des conquérants antiques entrés dans ces villes mythiques, Alexandrie, Jérusalem. Mais il faudrait pour cela contrôler la mer, réduire l’Angleterre.
« Détruire l’Angleterre, c’est mettre l’Europe à nos pieds », dit-il au diplomate Poulssiègue, qu’il charge d’une mission d’espionnage à Malte. Et comme le diplomate s’étonne de ce propos, Napoléon hausse les épaules. Pourquoi faut-il toujours expliquer une intuition, un rêve ?
« Les temps ne sont pas éloignés, murmure-t-il, où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte. »
Mais, naturellement, le diplomate n’a pas lu les Voyages en Syrie et Égypte de Volney, ce vieil ami connu jadis en Corse.
Napoléon reste les yeux immobiles tournés vers l’horizon.
Plus loin .
Mais d’abord, il faut conclure cette paix avec l’Autriche.
Le comte de Cobenzl s’assied avec élégance, croise les jambes, commence à développer ses arguments.
Napoléon marche avec impatience dans le salon. Il ne peut écouter. Pour qui cet aristocrate le prend-il ? Pour un quelconque petit diplomate titré qu’on fait tourner en rond comme un âne ? Voilà des jours que la négociation piétine.
Napoléon sent la fureur monter, mais il ne tient pas à l’arrêter. Que le grondement roule, que la lave surgisse ! Il faut parfois rugir.
— Votre empire, crie-t-il tout à coup, est une vieille catin habituée à se faire violer par tout le monde… Vous oubliez que la France est victorieuse et que vous êtes vaincus… Vous oubliez qu’ici, vous négociez avec moi, entouré de mes grenadiers.
Il gesticule. Il renverse le guéridon. Le service à café tombe sur le sol, se brise. Napoléon s’immobilise, voit la surprise et la peur mêlées à l’ironie déformer les traits du comte de Cobenzl.
Sans doute l’aristocrate voit-il en lui un « insensé », comme il l’a confié à des proches.
Insensé ? Celui qui remporte la victoire ne l’est jamais.
Une semaine plus tard, le 17 octobre 1797, Cobenzl signe à Campoformio, au nom de l’Autriche, le traité de paix avec la France, confirmant les Préliminaires de Leoben. L’Autriche cède à la France la Belgique. Elle abandonne la Lombardie à la République Cisalpine. La France annexe les îles Ioniennes (Corfou, Zante, Céphalonie) mais en échange l’Autriche reçoit Venise et la terre ferme jusqu’à l’Adige.
— Savez-vous, raconte Lavalette six jours après avoir quitté la capitale, qu’à Paris vous êtes « le Grand Pacificateur » ? On acclame votre nom. Le retour de votre épouse a été salué comme celui d’une reine. Vous êtes auréolé de la gloire du général victorieux et de celle du sage.
Napoléon écoute. Il vient de recevoir les félicitations du Directoire pour la conclusion du traité de Campoformio. Le nouveau ministre des Relations extérieures, Talleyrand, l’ancien évêque d’Autun, que Napoléon n’a jamais rencontré, lui a écrit : « Voilà donc une paix à la Bonaparte… Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être quelques criailleries d’Italiens ; mais c’est égal. Adieu, général
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