[Napoléon 1] Le chant du départ
Saint-Dominique –, la guillotine est dressée. Il traverse cette place de l’Égalité, escorté par une patrouille de dragons. Il gagne l’est de la ville, au-delà du port, et choisit sa résidence, rue de Villefranche, dans une belle demeure où le ci-devant comte Laurenti l’accueille aimablement.
Napoléon, quand il aperçoit la jeune Émilie Laurenti, s’immobilise.
Elle n’a pas seize ans. Elle est vêtue d’une robe blanche et porte ses cheveux relevés. Il s’approche, salue maladroitement.
Il a tout à coup le sentiment d’être sale et boueux. Et il l’est, car la pluie tombe sur Nice ce 12 février 1794.
Napoléon se laisse guider par Laurenti vers sa chambre. Il se retourne : Émilie Laurenti le suit des yeux.
Voilà des semaines qu’il ne croise pas le regard d’une femme. Parfois, durant le siège de Toulon, à la table du contrôleur Chauvet, Napoléon a dîné avec les filles de cet officier. Mais le canon tonnait. Il fallait aller dormir dans son manteau, à même la terre, derrière les parapets.
Dans cette maison niçoise, Napoléon retrouve la douceur et la grâce, la faiblesse d’une jeune fille.
L’uniforme lui devient lourd. Le tissu est rêche, le cuir des bottes raide.
Dans sa chambre, Napoléon ouvre la fenêtre. Sous le ciel bas, la mer paraît noire. Emprisonné entre deux petits caps, le port n’est qu’une anse naturelle. Sur la grève, on a tiré les tartanes et les barques.
C’est comme une vision d’enfance, un paysage de Corse, peut-être en moins rude, en plus tendre.
Tout à coup, Napoléon ressent le désir de se laisser aller et recouvrir par une vague d’émotion, de sentiments, d’amour. Les phrases lues autrefois, celles de Rousseau, reviennent.
Il avait cru les oublier. Elles sont là, palpitantes.
L’amour, les femmes existent. Elles sont au coeur de la vie, comme la guerre et l’argent.
Il veut cela aussi.
Dans son bureau, à l’état-major, il fait déplier les cartes. Il trace de grands traits noirs qui sont les directions que doivent prendre les bataillons pour gagner Tende, Saorge, Oneglia, et bousculer les troupes sardes. Il rencontre Masséna, qui lui aussi vient d’être nommé général et dont les huit mille hommes, qui se sont distingués lors du siège de Toulon, défilent dans les rues de Nice.
Napoléon assiste à leur parade. Il mesure l’enthousiasme des révolutionnaires niçois et la crainte de la majorité de la population. N’est-ce pas la peur qui gouverne les hommes ?
Puis, en compagnie de Junot et de Marmont, il s’enfonce dans les hautes vallées, emprunte des chemins escarpés. Voici Saorge, ce village dont les maisons se confondent avec les parois de la montagne. Impossible d’approcher de plus près, car les Sardes bombardent, depuis les sommets, la vallée de la Roya. Les jours suivants, Napoléon inspecte les fortifications côtières, dont s’approche parfois la flotte anglaise venue des ports corses qui désormais lui sont acquis.
À Antibes, en sortant du Fort-Carré, lors d’une des rares belles journées de la fin février 1794, Napoléon remarque sur une colline une maison bourgeoise au toit de tuiles décolorées, aux volets fermés peints en vert vif.
Il grimpe jusqu’à elle, entre dans le jardin planté d’orangers, de palmiers, de lauriers et de mimosas.
De la terrasse fleurie, on domine le cap d’Antibes, le golfe Juan et la baie des Anges. On surplombe le Fort-Carré et ses tours d’angle élevées par Vauban.
— Ce sera ici, dit Napoléon à Junot.
Une semaine plus tard, il attend les siens sur le seuil de cette demeure dont il a ordonné la réquisition. On l’appelle, dans le pays d’Antibes, le Château-Salé. Napoléon continue d’avoir sa résidence dans la maison Laurenti, rue Villefranche, à Nice, mais il veut que sa mère, ses frères et ses soeurs soient près de lui, sous sa protection, et puissent bénéficier de son soutien.
Il a besoin de cette famille. C’est dans le regard de sa mère, dans l’admiration et l’envie de ses frères et de ses soeurs qu’il mesure aussi sa marche en avant et ses succès.
Les voici qui arrivent, entourés par les cavaliers de Junot, car les routes entre Marseille et Antibes ne sont pas sûres.
Durant les trois jours qu’a duré le voyage, Junot raconte à Napoléon qu’ils ont été souvent suivis par les bandes des Enfants du Soleil , des royalistes qui mènent une guerre d’embuscade dans le Var et
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