Napoléon
qu’il fallait sacrifier. Car il aime encore sa chère créole : « Je te conseille de te bien garder la nuit, lui écrivait-il étant à Schoenbrunn, car une de ces prochaines, tu entendras un grand bruit... »
Et elle ? Juste revanche d’un mari berné, elle l’aimait bien davantage ! Et elle l’aimait maintenant plus que le trône ! « Mon désir, lui avait-elle écrit autrefois – mais c’était aussi vrai aujourd’hui qu’au temps du Consulat – mon désir, mes voeux se réduisent tous à t’aimer ou plutôt à t’adorer. » Depuis des années elle l’adorait, depuis des années elle tremblait, depuis des années elle savait qu’un jour elle serait obligée de partir. Et ce n’était pas de quitter les Tuileries qui la faisait si souvent sangloter, mais la pensée de ne plus voir Bonaparte – ainsi qu’elle l’appelait toujours. C’est l’homme qu’elle regrettait et non l’Empereur.
Au moment même où son mari, à cinq cents lieues de Paris, a pris sa décision, devinant la catastrophe qui allait s’abattre sur elle, Joséphine avouait en pleurant à Laure d’Abrantès :
— Ah ! si vous saviez, si vous saviez tout ce que j’ai souffert chaque fois que l’une de vous apportait son enfant près de moi. Mon Dieu ! moi qui n’ai jamais connu l’envie, je l’ai sentie comme un poison terrible en voyant de beaux enfants... Et moi ! frappée de stérilité, je serai chassée honteusement du lit de celui qui m’a donné la’couronne. Et pourtant, Dieu m’est témoin que je l’aime plus que ma vie...
Certes, elle connaît l’emprise qu’elle a sur son mari, mais elle sait aussi – il le lui a répété si souvent – que pour lui « la politique n’a point de coeur ». Dès qu’elle revoit l’Empereur à Fontainebleau – il est arrivé au palais le 26 novembre – elle comprend que l’heure de l’exécution a sonné : la porte de communication entre les deux appartements a été murée par ordre de l’Empereur, un ordre venu de Schoenbrunn ! Dès son retour, il convoque Cambacérès pour le mettre au courant :
— Je veux épouser un ventre !
L’ex-deuxième Consul essaye de défendre Joséphine. Ancien conventionnel véritable, il n’a rien à gagner à la venue d’une princesse à la cour. Cambacérès craint l’opinion publique. Joséphine n’est-elle pas fort populaire ? Mais l’Empereur hausse les épaules. Une seule chose compte : le destin del’Empire ! N’était-il pas maintenant le maître de l’Europe ? L’Autriche à genoux ! Le Pape en son pouvoir ! L’Angleterre rejetée à la mer ! L’Espagne en voie d’être maintenant pacifiée ! Car il comptait bien y mettre le holà. Il semblait ainsi, dira Gambacérès, « se promener au milieu de sa gloire ».
Mais, de quelle manière procéderait-on pour annuler le mariage de l’Empereur ? Il fallait créer pour la circonstance des formes, légales sans doute, mais particulières, et jamais encore usitées. Joséphine ne devait pas être répudiée. Les deux époux feraient part de leur volonté de se séparer, et le Sénat consacrerait par un Senatus Consulte la dissolution du lien civil.
Tandis que Cambacérès prépare l’opération, Napoléon n’a point encore prévenu sa femme. C’est seulement le 30 novembre que « Bonaparte » ose franchir le pas. Joséphine a deviné que la condamnation était « pour ce soir-là ». Le dîner est silencieux, « comme jamais je ne l’avais vu », raconte Constant. L’Impératrice a pleuré toute la journée, et, pour cacher autant que possible sa pâleur et la rougeur de ses yeux, elle s’est coiffée d’un grand chapeau blanc noué sous le menton. L’Empereur tient presque continuellement les yeux baissés ; on voit de temps en temps des mouvements convulsifs agiter sa physionomie, et s’il lui arrive de lever les yeux c’est pour regarder à la dérobée l’Impératrice « avec un sentiment bien visible de profonde douleur ». Les officiers de service observent avec inquiétude cette scène sombre et pénible. Et pendant tout le repas, un repas servi pour la forme, on n’entend que le bruit uniforme des assiettes apportées et remportées. Le silence n’est troublé que par la voix monotone des officiers de bouche annonçant les plats, et par le tintement que produit Napoléon en frappant machinalement son couteau sur la paroi de son verre. Une seule fois l’Empereur rompt le silence par un gros soupir
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