Néron
oublie le tribun Gavius Silvanus, qu’on le laisse vivre !
Mais Silvanus avait empoigné son glaive à deux mains et l’avait planté dans sa poitrine à hauteur du cœur.
43
J’étais à quelques pas de Néron quand Tigellin lui a annoncé, comme on fait d’une victoire, le suicide de Gavius Silvanus.
Mais sa voix s’est brisée dès qu’il a vu Néron se voûter, fermer à demi les yeux, baisser la tête comme s’il avait voulu dérober son regard et son visage à tous ceux qui, dans cette arrière-scène du théâtre, l’entouraient.
Il y avait là, sous la surveillance des prétoriens, les proches de Néron, les affranchis, les courtisans, les Augustiani et tous ceux qui, comme moi, n’avaient pas osé se dérober à une invitation aux jeux néroniens.
Depuis le milieu du jour, serrés dans les gradins, nous avions acclamé l’empereur qui avait récité, chanté, esquissé des pas de danse, son corps flétri serré dans une tunique qui soulignait ses jambes grêles, son ventre rebondi et ses épaules étroites.
Comme les autres, j’avais manifesté mon allégresse et mon admiration.
Je savais que les délateurs mêlés à la foule observaient le comportement de chaque spectateur.
Il suffisait que l’on ne criât pas son enthousiasme, qu’on affichât un air sombre, ou simplement qu’on bâillât d’ennui pour que des soldats disposés sur les gradins viennent vous saisir, vous jeter hors du théâtre, vous battre et souvent vous tuer.
J’étais donc resté debout pour acclamer sans relâche Néron, l’empereur-Soleil. Et je mesurais la surprise des délégations venues des provinces de l’Empire, la honte et le mépris qui les saisissaient quand elles voyaient le maître de Rome essuyer comme un acteur la sueur qui lui mondait le visage avec un pan de son vêtement, fléchir le genou et saluer respectueusement le public d’un geste de la main, lui, l’empereur du genre humain ! Et il paraissait tout joyeux et étonné quand les juges lui décernaient les couronnes de l’éloquence, du chant et de la poésie.
La plèbe applaudissait plus fort encore.
Quand enfin l’empereur se retirait la foule se précipitait vers les sorties, trop étroites pour l’écouler, et on s’écrasait, on se piétinait, on courait tant on avait hâte, après ces heures passées sur les gradins, de se retrouver enfin à l’air libre.
L’âme du tribun Gavius Silvanus avait choisi d’être libre.
Et c’était cela que Néron ne supportait pas.
Après avoir écouté Tigellin, d’un geste il avait rejeté les couronnes de laurier qu’on venait de lui remettre sur scène. Il semblait ne plus entendre les acclamations qui, étouffant les bruits de la foule, les cris, emplissaient encore l’amphithéâtre. Il restait tête baissée, et Tigellin en face de lui, bras ballants, bouche entrouverte, demeurait immobile, terrorisé.
D’un mouvement presque imperceptible, Tigellin avait demandé aux Augustiani d’applaudir à leur tour, et, dans cette arrière-scène éclairée par des torches, les battements de mains avaient résonné si fort que la terre avait paru trembler.
Néron s’était peu à peu redressé, regardant autour de lui, ses yeux s’arrêtant sur chaque visage.
Je m’étais reculé afin de rester dans la pénombre, sûr que quelqu’un, cette nuit, devait être tué, sacrifié pour que Néron sentît à nouveau qu’il était le maître de tout et de tous, tel un dieu, et que personne ne pouvait échapper à sa volonté.
Il fallait qu’il oubliât, grâce au sang versé, l’âme devenue libre du tribun Gavius Silvanus.
Et moi j’ai remercié ce dieu inconnu qui avait lui aussi préféré la mort sur la croix à la soumission, au reniement, ce dieu qui m’avait protégé et qui veillait encore sur moi puisque le regard de Néron m’avait ignoré, que je pouvais quitter le théâtre, que les prétoriens que je voyais courir derrière l’un de leurs tribuns ne se dirigeaient pas vers ma demeure, mais vers le forum.
Là, dans une vaste villa qui dominait le cœur de Rome, vivait le consul Vestinus.
C’était un homme impulsif et vertueux que Pison avait refusé d’associer à sa conspiration, craignant un rival plus talentueux et plus courageux que lui.
Vestinus n’avait jamais craint Néron.
Il avait été son compagnon d’enfance. Chacun connaissait les défauts de l’autre. Vestinus n’ignorait rien de la lâcheté et de la couardise de
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