Néron
suffirait que Claude se présentât devant le Sénat pour annoncer son intention d’adopter le fils de sa femme pour que plus rien ne s’opposât à ce dessein.
Je m’étonnais.
Si l’empereur adoptait le fils d’Agrippine, le sort de Britannicus, son seul héritier par la chair et le sang, serait scellé.
Qui pouvait croire cette fable selon laquelle l’aîné protégerait le cadet ?
Quand il fixait Britannicus, je lisais dans les yeux de Lucius Domitius le désir de le vaincre. Au bout de ce désir, il y avait la mort, la noire Locuste s’introduisant dans le palais avec ses fioles et versant ses poisons dans le verre de Britannicus.
J’en ai averti Sénèque, qui m’a répondu :
— Je te l’ai dit, Serenus : le vent choisit les arbres qu’il veut déraciner. Il en est ainsi dans les familles de nos empereurs. Il est vain de vouloir s’opposer à cette loi naturelle qui n’est pas plus cruelle que la décision des dieux qui, sur un champ de bataille, guident vers tel ou tel la flèche parthe ou le javelot germain. Car ce tribun ou ce général, qui sait ce qu’ils eussent pu devenir ? Laissons donc faire Agrippine, et attachons-nous à inculquer à son fils la mesure et la raison.
Ainsi, à la fin du mois de février, dans sa treizième année, Lucius Domitius, fils d’Agrippine, fut adopté par l’empereur Claude et devint son fils aîné.
Comme il était déjà fiancé à Octavie, fille de Claude, il fut ainsi, en même temps, le fiancé de sa propre sœur… Mais nul ne s’en indignait.
Et au palais impérial, le vingt-cinquième jour de ce mois de février, Lucius Domitius devint Tiberius Claudius Nero, fils adoptif de l’empereur.
Néron était un nom appartenant à la langue du peuple sabin. Il signifiait « brave ».
Je l’ai regardé. Ses lèvres tremblaient. Il jetait autour de lui des regards pleins de défi et de fierté, mais aussi de vanité et de peur.
TROISIÈME PARTIE
10
En quelques jours, j’ai vu Néron s’épanouir comme une fleur vénéneuse. Agrippine le couvait, se penchait sur lui à tout instant, paraissait vouloir l’ensevelir sous ses voiles. Pour lui parler, elle s’approchait si près de lui qu’elle semblait lui lécher le visage comme une lionne fait du corps de ses petits.
Puis elle se redressait et clamait d’une voix aiguë :
— Voici Néron, le fils aîné de l’empereur Claude ! Néron, mon fils, en qui se réunissent les plus glorieuses familles de l’Empire, les Jules et les Claude, César et Auguste. Voici Néron !
Elle poussait son fils, le forçait, en appuyant sur son dos, à marcher la nuque droite, le front haut. Autour d’eux on s’inclinait. Les regards devenaient serviles. On se pressait pour féliciter Agrippine et saluer son fils Néron, fils du dieu Apollon et de l’empereur Claude.
Lui-même avait d’abord paru surpris et j’avais lu dans son regard cette méfiance craintive qui ne le quittait jamais. Mais, peu à peu, une joie dédaigneuse, une vanité méprisante avaient éclairé son visage. Son corps même s’était transformé. Ses épaules paraissaient plus larges, il semblait avoir grandi. Le sourire un peu timide qu’il arborait parfois comme pour tenter de désarmer ceux qui s’approchaient de lui cédait la place à une moue exprimant l’ennui. Et les sénateurs, les tribuns, les magistrats, consuls ou préteurs, les affranchis, couverts de bijoux, dont le corps suait la richesse, paraissaient devant lui décontenancés et inquiets. Par leurs propos, leurs flatteries, ils s’efforçaient d’arracher à Néron un signe d’intérêt, un regard.
J’ai voulu confier à Sénèque ce que m’inspiraient ces scènes, mais, d’un geste, il m’a invité à me taire, lui aussi soucieux de montrer qu’il était désormais au service de celui que les hommes et les dieux avaient choisi pour fils aîné de l’empereur, et, si les vœux d’Agrippine étaient entendus, si sa volonté l’emportait, pour successeur.
Plus tard, en quittant le palais impérial, Sénèque murmura qu’un nom donné, une filiation accordée suffisaient à changer le destin d’un homme. Et si cet homme accédait un jour au pouvoir suprême, alors le sort de l’Empire et de tous les peuples du monde, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, s’en trouvait bouleversé.
— Le sage, Serenus, constate et accepte ce que les dieux et les hommes ont ensemble voulu.
C’était
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