Néron
succomber à ses passions, ou bien tenter dès son plus jeune âge de lui apprendre à être maître de lui-même, juste et bon ?
Sénèque s’est levé et nous sommes sortis du cercle des cyprès, retrouvant la large allée qui sinuait entre les massifs de lauriers.
— Les dieux m’offrent l’occasion d’élever et d’instruire le fils d’Agrippine, de lui enseigner la sagesse et la morale. Il ne serait pas digne de moi et de mon âme de refuser cette tâche.
J’ai osé dire :
— Que pourras-tu empêcher, maître ? J’ai croisé souvent, depuis sa naissance, le regard du fils d’Agrippine. Ses yeux sont bleus, mais leur éclat change à tout instant. Ils sont ceux d’un poltron, d’un lâche, d’un fat, ceux aussi d’un enfant sensible et curieux, anxieux et vif, mais qui erre, déjà tout entier voué à l’hypocrisie, déjà convaincu par ce qu’il a vu : que la mort est la grande alliée de celui qui veut conquérir et conserver le pouvoir. Il sait déjà que l’on peut acheter toutes les âmes, les soumettre, les terroriser, les dissoudre ! Il lui suffit de contempler la sienne et celle des hommes et des femmes qui obéissent à sa mère. Il peut même croire que le désir des dieux s’accorde à la volonté et à l’ambition des puissants. N’a-t-il pas vu sa mère épouser un oncle, et le Sénat s’incliner, acceptant d’effacer le sacrilège de l’inceste, et demain lui-même ne sera-t-il pas le fiancé d’Octavie, prenant la place d’un homme qu’on aura poussé dans les bras de la mort ?
Sénèque m’a tapoté l’épaule d’un geste presque badin.
— De tout temps, les hommes se sont comportés ainsi, m’a-t-il dit. Ce qui est incestueux aujourd’hui et ici ne le sera plus demain et ne l’a pas été ailleurs hier. À Sparte, un oncle pouvait épouser sa nièce ; en Égypte, un pharaon s’unir à sa sœur. Alors, pourquoi un décret du Sénat ne pourrait-il permettre le mariage de Claude et d’Agrippine, de l’oncle et de la nièce, et demain ordonner les fiançailles d’Octavie et du fils d’Agrippine ? Le sage, a-t-il poursuivi, ne cherche pas à changer ce qu’il est impossible de modifier. Il accepte le vent du nord ou du sud, de l’est ou de l’ouest, mais l’utilise et s’en protège.
Sénèque s’est arrêté, les yeux levés, semblant suivre l’oscillation des hautes cimes des cyprès qu’agitait la brise.
Puis, à voix basse, comme se parlant d’abord à lui-même, il a ajouté :
— Mais il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va.
9
Agrippine était le vent qui souffle en tempête.
Ses phrases, comme des rafales, arrachaient à la vie ceux dont elle pouvait craindre qu’ils ne devinssent des obstacles à son ambition, ou ceux qui, parfois des mois et des années auparavant, s’étaient opposés à elle.
Je l’observais, l’écoutais avec effroi.
Elle interrogeait Pallas, l’affranchi.
À la manière dont elle lui parlait, dont elle lui touchait le bras, l’épaule, la nuque même, à cette façon qu’elle avait de le couver des yeux, de s’approcher de lui, de le frôler de sa poitrine, je devinais qu’elle était devenue sa maîtresse. Ou plutôt qu’elle l’avait choisi pour amant afin d’en faire un serviteur soumis à ses moindres désirs, le docile instrument de ses projets.
Elle l’interrogeait.
Se souvenait-il de cette femme, Lollia, qu’un affranchi de Claude, Calliste, avait tenté de faire épouser à l’empereur ?
Pallas avait eu un geste d’indifférence. C’était avant le mariage d’Agrippine et de Claude, avant que ne soient conclues les fiançailles entre le fils d’Agrippine et la fille de l’empereur. Lollia n’était plus qu’une riche Romaine, fille de consul. Elle ne songeait plus qu’à ses amants. Pallas commençait à rire, puis, tout à coup, le silence et le visage d’Agrippine l’inquiétaient. Il balbutiait. Il comprenait, marmonnait :
— Il est vrai qu’elle a osé être ta rivale.
Agrippine hochait la tête. Lollia avait fait davantage : elle avait consulté des mages, des Chaldéens, interrogé une statue d’Apollon pour essayer d’obtenir l’appui du dieu, favoriser son projet d’union avec Claude, et donc souhaité son échec à elle. On l’avait vue accomplir des sacrifices, faire égorger un taureau noir.
— Pallas, comment cette femme sacrilège, mon ennemie, peut-elle vivre à Rome ?
Pallas baissait la
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