Néron
durant quatorze ans. Que n’a-t-il imposé son successeur ? Les hommes et les dieux ont choisi sans lui.
Sénèque a fermé à demi les yeux et repris, en détachant les mots :
— Néron est l’empereur de Rome, et donc le maître du genre humain.
Un empereur de dix-sept ans.
— Agrippine ? ai-je dit encore.
Sénèque a fait une moue dubitative, baissé la tête et murmuré :
— Ce n’est qu’une mère.
15
Seulement une mère, Agrippine ?
Sénèque s’aveugle ou exprime là son propre vœu, ses intentions politiques, sa volonté de voir déjà réduire le pouvoir de la mère de Néron, elle qui en quelques heures n’a plus seulement été la mère de l’empereur – Augusta mater Augusti –, mais Augusta elle-même, tout comme l’empereur.
J’ai entendu les acclamations des sénateurs la saluer comme jamais une femme ne l’avait été dans l’histoire de Rome.
Je les écoute.
Tous ici jouent la comédie hypocrite de l’affliction. Ils font mine de croire Agrippine et Néron pleurant l’une « mon auguste époux », l’autre « mon noble et glorieux père ». Ils s’affichent convaincus que la maladie l’a emporté, qu’aucun crime n’a décidé de la succession. Ils louent la sagesse d’Agrippine qui a permis à Néron d’accéder au pouvoir sans guerre civile, sans que se multiplient les proscriptions, que le sang ruisselle dans les rues de Rome et des villes de l’Empire. Cela a été si souvent le cas, à chaque changement de pouvoir, qu’ils remercient le nouvel empereur, sa mère et les dieux d’avoir préservé la paix dans l’Empire.
Ils décrètent que deux licteurs, avec leurs faisceaux, précéderont partout Agrippine Augusta pour que chaque citoyen de Rome sache qu’il convient de la respecter, qu’elle est devenue, elle aussi, le visage du pouvoir.
Jamais une femme n’avait bénéficié avant elle d’une pareille reconnaissance.
Je vois s’avancer sa litière, précédée par les deux licteurs. Elle entre dans le palais. Néron – l’empereur Néron ! l’empereur du genre humain ! – marche à quelques pas derrière elle comme s’il n’était que le plus illustre des serviteurs de cette femme régnante.
Elle jouit. Chacun de ses traits, chacun de ses gestes, le plus bref de ses regards exprime le plaisir de dominer enfin, de s’être hissée à la puissance impériale, elle, plus prééminente que n’importe quelle autre Romaine ne l’a jamais été.
Je sais qu’elle convoque les secrétaires du palais impérial, qu’elle leur dicte des lettres pour les proconsuls, les cités de l’Empire. Elle ne consulte pas Néron, mais agit de son propre chef.
Elle exige que les sessions du Sénat se tiennent au palais, et, parce que la présence d’une femme est interdite dans la salle où ne doivent siéger que les pères de la Patrie, elle fait ouvrir une porte et assiste aux séances, cachée derrière un rideau.
Je le sais. Chacun le sait. Je devine, aux propos de Sénèque, que déjà les sénateurs s’inquiètent.
La lutte pour le pouvoir ne finira donc jamais ?
Mais ils cèdent. Le profil d’Agrippine figurera sur les monnaies avec celui de son fils, les deux visages seront superposés.
J’ouvre la paume, montre à Sénèque l’une de ces pièces et l’interroge :
— Seulement une mère ?
Il ne me répond pas.
Il n’est pas dupe des mensonges qui sont applaudis comme autant de vérités. C’est lui qui a rédigé le discours que Néron a prononcé au Sénat. J’ai reconnu ses pensées, son style. Et Néron a joué en acteur de talent l’orateur inspiré alors que, sur les gradins du Sénat, pas un seul sénateur n’ignorait qu’il n’avait pas écrit une ligne de ce qu’il déclamait. Et certains ont murmuré que c’était la première fois qu’un empereur ne concevait pas lui-même son premier discours.
Belles envolées : sagesse et clémence seront mes inspiratrices ; mon pouvoir sera sans haine ni rancune ; la délation, la concussion, le crime seront bannis ! Et le Sénat sera le gardien respecté des vertus romaines…
Acclamations !
Moi-même, en écoutant ce discours, j’ai nourri, l’espace de quelques phrases, l’espoir qu’une nouvelle époque commençait. La jeunesse de Néron rappelait celle de Pompée et d’Auguste. Il n’avait que dix-sept ans, de bons conseillers qu’il appelait ses amis, Burrus qui commandait les prétoriens, Sénèque qui préparait un
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