Néron
arrêtée, comprenant qu’en paraissant l’honorer Néron lui faisait barrage tout en l’enlaçant, lui interdisant de monter sur l’estrade. Et qu’il venait ainsi d’écarter cette patte qui pesait sur sa gorge, cette mère qui désirait le pouvoir pour elle-même.
Si Agrippine avait pu à cet instant tuer Burrus et Sénèque, elle l’eût fait de ce regard flamboyant et meurtrier qu’elle leur lançait.
Pourtant elle accepta de s’appuyer sur le bras de Néron et de quitter la salle d’un pas lent.
Néron est revenu peu après et a siégé seul sur l’estrade.
Pour la première fois il se soustrayait aux pattes du fauve maternel.
Peut-être, comme l’avait pensé Sénèque, la mère ne parviendrait-elle pas à dévorer le fils ?
J’ai retrouvé Sénèque allongé dans les thermes de sa villa. Deux esclaves s’affairaient autour de lui. L’une le massait, l’autre, agenouillée, lui soignait les mains qu’il laissait pendre de part et d’autre du lit.
Il s’est un peu redressé pour me saluer lorsque je me suis assis près de lui. À peine avais-je prononcé le nom d’Agrippine qu’il m’a demandé, d’un signe, de me taire, renvoyant les esclaves, puis se levant, un pagne lui ceignant les hanches.
— Je sais, a-t-il dit, qu’elle a promis la liberté à certains de mes esclaves s’ils lui rapportaient mes propos et dressaient la liste de mes rencontres. Elle fait aussi espionner Burrus. L’empereur lui-même est entouré de délateurs qui la renseignent. Elle n’est pas près de renoncer au pouvoir, Serenus !
Il s’est assis en face de moi, le buste penché en avant.
— Mais elle ne peut rien contre la jeunesse de l’empereur. Le peuple acclame Néron, le peuple aime Néron ! Celui-ci sait le flatter, le combler, c’est un don d’Apollon. Je n’ai pas eu besoin de lui apprendre qu’il devait séduire la plèbe ; il le fait d’instinct. C’est lui qui a décidé d’ouvrir les portes du palais aux citoyens pour qu’ils puissent l’entendre chanter, réciter, jouer de la cithare. Il a ce sens inné, oui, ce don d’Apollon, de charmer.
J’avais assisté à l’une de ces représentations.
Je m’étais mêlé à la foule qui se pressait sur les gradins de l’amphithéâtre de bois que Néron avait fait construire sur le champ de Mars. Les jeux se succédaient chaque jour : courses de chars, combats de gladiateurs. Néron avait eu l’idée de faire incendier une maison richement meublée que les acteurs avaient le droit de mettre au pillage. On les voyait se précipiter dans le foyer pour s’emparer d’une amphore, d’un coffre, de bijoux, et certains périssaient dans les flammes, écrasés par la chute d’un pan de mur ou d’une poutre. La foule applaudissait, louait Néron, l’acclamait quand il faisait distribuer des rations de blé, des vêtements, de l’or, des perles, des tableaux, des bons donnant droit à des esclaves, à des bêtes de somme et même à des fauves apprivoisés. Certains jours, il offrait jusqu’à des navires, des maisons et des terres.
Jamais je n’avais côtoyé une foule emportée par un tel délire, ivre, subjuguée, tenue en haleine, quand descendaient dans l’arène, sur l’ordre de Néron, quatre cents sénateurs et six cents chevaliers qui devaient combattre, mais sans qu’il y eût mort d’homme. La plèbe était flattée de voir ces hommes riches et illustres contraints de s’opposer comme d’infâmes gladiateurs.
Ceux-ci d’ailleurs leur succédaient dans l’arène comme pour marquer que le pouvoir de l’empereur s’imposait à tous, sénateurs ou esclaves, et qu’aux yeux de Néron – ceux d’un dieu – aucun homme, quel que fut son rang, ne méritait d’être distingué pour lui-même. C’était la volonté de l’empereur qui élevait un homme ou une femme au-dessus des autres ou le rabaissait.
Je le compris quand Sénèque me parla puis me présenta une jeune affranchie dont il me dit, avec une expression amusée, les paupières plissées, en esquissant un sourire :
— On rapporte qu’elle est issue de la famille des Attalides qui furent rois de Pergame. Pourquoi ne pas le croire ? Quand tu la verras, tu ne penseras plus à mettre en doute ses origines. La beauté des femmes transforme en vérités tous leurs mensonges. D’ailleurs, Acté – tel est son nom – n’a jamais prétendu être la descendante d’une famille royale, mais elle n’a jamais démenti ceux
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