Néron
complice, ultime bénéficiaire des crimes qu’elle avait commis ou commandités ?
Comment pourrait-il rompre des liens si profonds, si multiples, pareils à ceux qu’ont les monstres quand ils naissent liés entre eux par la hanche, le ventre ou le front ?
Néron était fait de la chair et du sang d’Agrippine, et c’était comme si le cordon liant le nouveau-né à la mère n’avait pu être tranché, ou comme si, après qu’on eut tenté de le couper, il s’était reconstitué.
Sénèque ne paraissait pas s’en inquiéter.
Pourtant, il était attaqué par tous ceux qui, sénateurs, affranchis, conseillers que la mort de l’empereur Claude avait écartés du pouvoir, voyaient dans la rivalité entre Agrippine et Néron le moyen de prendre leur revanche.
Ils avaient cru dans le destin de Britannicus. Mais Néron les avait devancés.
Ils s’étaient tournés vers Agrippine humiliée, privée d’hommes, reléguée loin de son fils, et ils exultaient de la découvrir encore capable de serrer Néron dans ses bras, ils espéraient qu’elle l’étoufferait.
Eux se chargeaient de Sénèque, responsable à leurs yeux de la politique impériale.
Car c’était Sénèque qui conseillait à l’empereur de supprimer les impôts dont la collecte les enrichissait. Ils s’opposaient à cette réforme fiscale, accusaient le philosophe, avide d’argent, de domaines, de villas, de s’être immensément enrichi et d’avoir été payé par Néron pour sa complicité dans l’assassinat de Britannicus.
Ils assuraient qu’il avait prêté comme un usurier quarante millions de sesterces aux Bretons, exigeant d’eux des intérêts exorbitants et leur versement immédiat, déclenchant la guerre contre eux pour récupérer ces sommes qui lui étaient dues.
Un des anciens conseillers de l’empereur Claude, Suillius, multiplia les attaques. Pour lui répliquer, Sénèque se contenta d’écrire un petit livre, De la vie heureuse, dans lequel il repoussait avec mépris ces accusations sans nier que l’argent, la fortune fondaient la hiérarchie sociale à Rome et qu’un philosophe stoïcien ne pouvait l’ignorer – d’ailleurs, me disait-il, « la vocation de pauvreté n’implique pas le dénuement ».
Néron soutint Sénèque et Suillius fut banni de Rome. Mais cette attaque montrait que les adversaires de l’empereur n’avaient pas désarmé.
Presque chaque jour, j’attendais Sénèque à son retour de sa course quotidienne.
J’apercevais d’abord, surgissant entre les cyprès et les lauriers-roses, l’esclave qui l’entraînait. C’était un jeune Africain, Abbo, à la peau mate, à la silhouette élancée, aux jambes démesurées. Il paraissait s’envoler à chaque foulée. Derrière lui, à quelques enjambées, je découvrais Sénèque, le visage exsangue, haletant, semblant devoir arracher douloureusement ses pieds à la terre.
Mais, après quelques minutes passées sur la table de massage, puis le corps plongé dans le bain tiède de ses thermes, Sénèque était reposé, souriant. Il me disait qu’Abbo courait certes un peu vite pour lui, mais le suivre et le voir étaient un défi et un plaisir dont il n’entendait pas se priver.
Nous marchions à pas lents, côte à côte, entre les statues alignées sur les côtés du péristyle.
— Je sais, Serenus, me répondait Sénèque, derrière Suillius il y a la volonté d’Agrippine de retrouver le pouvoir qu’elle a perdu. Elle est prête à tuer son fils s’il ne cède pas, et même s’il cède, car elle n’a plus confiance en lui. Il s’est rebellé. Il y a entre eux le cadavre de Britannicus, les humiliations qu’il lui a infligées. Elle veut le reconquérir et elle y réussit. Cependant, ce n’est pas pour le soumettre, mais pour le détruire. Même s’il lui cède, ils ne seront plus jamais alliés.
Il hochait la tête, avançait les lèvres pour ajouter d’une voix dolente :
— Et il lui a cédé. Tu l’as vu entrer dans sa chambre. Mais les choses vont là où elles doivent aller.
Je le dévisageais, surpris par ses propos.
— L’un ne peut survivre que si l’autre succombe, a-t-il ajouté.
— La mort, encore ! ai-je murmuré.
Sénèque a écarté les mains.
— Elle simplifie le jeu. Et c’est nécessaire. Je sais qu’elle terminera le combat au profit ou de l’un ou de l’autre, mais j’ignore qui elle choisira, les armes dont elle usera.
J’ai vite su que l’une
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