Néron
répété.
Ces mots suscitaient à chaque fois l’ironie ou la colère de Sénèque.
— Néron est fils des dieux, fils d’Apollon depuis le jour de sa naissance dans cette famille liée aux dieux. Que sais-je de ce Christos que la superstition dit ressuscité, mais qui n’est sans doute que l’un de ces magiciens, aussi nombreux en Judée et dans tout l’Orient que les sauterelles. Néron est empereur romain. Il veut la gloire avec plus d’impatience et plus d’invention que ceux qui l’ont précédé. Il voudrait être un monarque, l’un de ces rois d’Orient, de ces despotes qui se conduisent en dieux vivants.
Il baissait la voix.
— Ce n’est pas ce que j’ai souhaité. Je lui ai enseigné la clémence, l’équilibre, le respect de nos lois et du Sénat. Mais Néron est-il le premier à s’engager dans la voie de la tyrannie ? À régner par la proscription et l’assassinat ?
Sénèque écartait les bras dans un geste habituel qui voulait exprimer sa fatigue, son impuissance et son ennui.
— La tyrannie est le vice, la perversion naturelle de l’Empire, murmurait-il. Néron y ajoute seulement son génie, sa folie. Il faut garder la mesure pour juger de sa démesure. N’écoute pas les propos des superstitieux qui croient à la résurrection d’un devin juif ! Néron Antéchrist ! Comme si l’empereur du genre humain pouvait être comparé à un Juif crucifié ! Là est la vraie folie !
Cette folie, je la sentais s’emparer de moi malgré les mises en garde de Sénèque.
J’étais plus ému par le supplice des chrétiens, celui d’une de ces femmes que l’on grimait en Danaïde ou en Dircé et qu’on livrait aux divinités souterraines, aux satyres, aux monstres des enfers, par les cérémonies et sacrifices accomplis en l’honneur de Néron, fils d’Apollon. Et je détournais la tête pour ne pas voir cette statue gigantesque qui, comme me l’avait murmuré le poète Martial, « garde l’entrée haïe de la maison d’un roi cruel ».
Il me semblait d’ailleurs que mon maître Sénèque lui-même se départit peu à peu de son indifférence et cédait au mépris en même temps qu’au désespoir.
Comment aurait-il pu ne pas condamner Néron quand nous apprenions que, pour réunir l’argent nécessaire à la construction de cette Domus aurea , il ruinait l’Italie, les villes, les provinces ?
Ses pillards entraient dans les temples de Rome et s’emparaient de l’or qu’à l’occasion des triomphes, ou pour acquitter des vœux, tous les âges du peuple romain avaient consacré après des succès ou dans l’angoisse.
Ses envoyés en Grèce et en Asie enlevaient dans les temples non seulement les offrandes mais aussi les statues des divinités afin de les envoyer à Rome.
C’étaient là les actes sacrilèges d’un empereur du Mal, d’une Bête, d’un homme qui se proclamait héritier et chantre de la Grèce, mais qui la détroussait comme fait un brigand.
À chaque fois que je lui rapportais ces méfaits, Sénèque cachait son visage dans ses mains ouvertes, les doigts appuyés à son front formant comme une visière, les pouces comprimant ses pommettes.
Il répétait : « Sacrilège, sacrilège ! » Et il aspirait à se retirer dans l’une de ses propriétés de Campanie, la plus éloignée de Rome, pour ne plus apprendre ce qu’il ne pouvait empêcher.
Mais il lui fallait obtenir l’autorisation de Néron.
Sénèque m’a lu la lettre qu’il adressait à l’empereur, et j’ai baissé la tête de honte, car il y prétendait que la maladie, la paralysie de ses membres par des rhumatismes exigeaient qu’il vécût loin de Rome, dans le silence et l’isolement de son domaine.
J’ai vu Sénèque attendre la réponse de Néron.
Puis, un jour, au crépuscule, un prétorien se présenta. L’empereur exigeait de Sénèque qu’il demeurât à Rome : il pouvait avoir à le consulter.
— Comment va-t-il me tuer ? murmura mon maître.
Il s’enferma dans sa chambre, ne se nourrissant plus que de fruits crus qu’il allait lui-même cueillir sur l’arbre, craignant que l’on ne pût inoculer du poison dans la pulpe d’un fruit.
Il se désaltérait à l’une des sources de son jardin, chaque jour différente.
— Je veux choisir le moment et la façon de mourir, disait-il. Je ne veux pas que Néron en décide pour moi. Je veux guider la Mort d’une main ferme jusqu’à moi.
Il avait prononcé ces mots en présence
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