Néron
compris à cette réflexion de Sénèque que, s’il connaissait l’existence de la conspiration, il n’en faisait pas partie, peut-être parce qu’il jugeait sévèrement les hommes qui l’avaient ourdie.
Il n’aimait pas ce Calpurnius Pison dont on disait que, suivant les plans des conjurés, il devait succéder à Néron.
C’était un ancien consul qui avait été exilé par Caligula. Doué d’une éloquence grasse qui plaisait, lui aussi, comme Néron, recherchait les applaudissements des foules de théâtre et avait plusieurs fois chanté et déclamé comme un histrion.
Fallait-il remplacer Néron par un tel homme que tant de traits rapprochaient de lui ?
On le disait plus généreux, moins cruel, mais tout aussi amoureux des plaisirs : une sorte de Néron clément et mesuré qui aurait marié les mœurs nouvelles avec le respect des traditions.
Je sais qu’il avait tenté, par l’intermédiaire d’un chevalier de ses proches, Natalis, de rencontrer Sénèque, mais celui-ci avait refusé.
— C’est une outre rebondie et le vin qu’elle contient n’est pas un grand cru, m’avait-il dit. C’est un homme qui hésite. Un ambitieux dont la main tremble. Comment peut-il tuer un empereur s’il lâche le poignard au moment de frapper ?
Je savais que Pison avait refusé que l’on assassinât Néron à Baies, dans sa villa même, où l’empereur aimait à se rendre pour jouir des plaisirs d’une demeure champêtre et luxueuse que peuplaient les silhouettes, les soupirs, le glissement des pas des jeunes esclaves.
Pison avait avancé comme prétexte qu’il ne voulait pas offenser les dieux de l’hospitalité et qu’il fallait tuer Néron lorsqu’il se produirait à nouveau sur scène, le 19 avril.
— Pourquoi veux-tu que Néron ne sache pas ce que nous savons et que tout Rome murmure : que l’on s’apprête à l’égorger ? avait ajouté Sénèque.
Il avait accusé Pison d’avoir refusé d’agir pour tenter de se soustraire aux conséquences de ses actes, craignant aussi qu’une fois le crime accompli chez lui d’autres prétendants ne vinssent à s’emparer du pouvoir.
— Au moment de frapper un tyran, avait repris Sénèque, il faut que les mains des assassins soient aussi unies que les doigts d’une seule. C’est après qu’on se sépare, qu’on se déchire, qu’on s’entre-tue. Mais il s’agit alors de se partager les dépouilles du prince. Si l’on s’épie, si l’on se suspecte avant même de le tuer, comment peut-on espérer y parvenir ?
Sénèque m’ouvrait les yeux.
Cette conspiration n’était redoutable qu’en apparence.
J’avais cru à sa réussite parce qu’elle rassemblait des hommes issus de tous les milieux. Lateranus était un ancien consul. Natalis, je l’ai dit, était chevalier, Flavus et Asper, officiers de la garde prétorienne. Et l’on murmurait que Faenius Rufus, l’autre préfet du prétoire, auquel Tigellin avait peu à peu retiré la réalité du pouvoir, avait rejoint les conjurés.
Parmi eux se trouvaient aussi des écrivains, des philosophes. Lucain, le neveu de Sénèque, que Néron avait ridiculisé, écarté de son cercle par jalousie d’auteur, les avait ralliés.
— Voilà qui me rend encore plus suspect, avait murmuré Sénèque.
Il s’était tourné vers moi, la bouche cernée par deux rides profondes qui conféraient à son visage une expression d’amertume et de désespoir.
— Éloigne-toi de moi, Serenus, éloigne-toi d’eux. Leur navire sera éventré avant même d’avoir pu quitter le port pour rencontrer l’ennemi. Je ne sais comment ils seront découverts, quel délateur les livrera, mais la pointe de leur poignard n’effleurera même pas la toge de Néron !
J’ai écouté Sénèque. J’ai quitté Rome pour ma villa de Capoue. Plus tard, j’ai reconstitué les différents moments du naufrage.
Il y eut d’abord le temps de l’impatience.
On se préparait à tuer Néron, on ne parlait que de cela, et les conspirateurs tergiversaient.
Une femme, Epicharis, mariée au frère cadet de Sénèque, Mêla, s’emporta, sûre qu’elle pourrait forcer le destin.
Elle commença à parler, cherchant des appuis, écoutée avec complaisance par le commandant d’une trirème de la flotte de Misène qui s’en fut aussitôt la dénoncer à Néron.
On arrêta Epicharis. Elle confondit son délateur.
Néron, le menton appuyé sur son poing, l’émeraude enfoncée dans son orbite
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