Nice
table. Louise rentrait de l’atelier de
couture des Galeries Lafayette où elle venait d’être embauchée. Elle se plaignait,
on lui demandait de balayer, de faire les livraisons.
— Attends, disait Lisa, tu apprendras.
Lisa servant Violette qui n’avait que quatre ans, disait,
sans regarder Vincente :
— Qu’est-ce qu’il fait ?
Enfin Dante arrivait. Il paraissait dans son bleu de travail
plus vieux que ses quinze ans. Les cheveux bouclés retombaient sur le front. Il
ressemblait à ses oncles, à Carlo par la musculature, l’énergie, à Luigi par la
taille, à sa mère aussi par cette façon qu’il avait de plisser le front, de faire
surgir déjà des rides ; il avait les yeux ronds, surpris de Vincente.
Antoine se précipitait vers lui, ouvrait la boite à outils qu’il ramenait
souvent du chantier.
— Montre-moi, disait-il.
Lisa versait la soupe, obligeait tout le monde à manger,
c’est elle qui parlait alors, le plus souvent debout, allant de la cuisinière à
la table, menaçant Antoine d’une gifle, obligeant Louise à l’aider, à se lever
pour prendre la cocotte de fonte où mijotaient des lentilles. Elle ne
s’adressait à personne en particulier, elle parlait de Millo l’épicier, du
crédit que la voisine avait demandé et qu’il lui refusait.
— Il sait que l’homme boit, disait-elle.
Et on devinait sa fierté. Chez les Revelli, on ne buvait
pas.
— J’ai lui ai prêté cinq francs, moi, elle me rendra et
on peut pas la laisser comme ça, elle n’a pas deux hommes qui travaillent à la
maison, et j’ai une fille aussi qui travaille.
Elle effleurait de la main la nuque de Louise.
— Une grande fille, ajoutait-elle.
— Je travaillerai moi aussi, disait Antoine.
Louise riait, Violette renversait son assiette ou tapait
avec sa cuiller sur la table, Lisa criait, rétablissait le silence. Elle
partageait ce qui restait des lentilles entre Vincente, Dante, Antoine, servis
dans l’ordre. Puis elle terminait son assiette, disait agressive :
— C’est tout ce qu’il y a, y a plus rien.
Louise se levait, commençait à desservir, Vincente sortait
sa pipe, reculait sa chaise. Alors Dante disait :
— Je vais te montrer maman.
Louise s’arrêtait, Antoine se mettait à genoux sur sa chaise,
poitrine appuyée sur la table, Lisa s’essuyant les mains s’approchait, Violette
seule jouait, indifférente, un bouchon accroché à un morceau de ficelle,
qu’elle balançait de droite à gauche. Dante sortait de la boîte à outils un fer
à cheval, il disait :
— Donne-moi des ciseaux.
Puis il attirait avec le fer à cheval les ciseaux et ceux-ci
à leur tour retenaient des aiguilles. Il plongeait l’aimant dans une boîte à
clous, le ressortant garni de pointes collées à ses branches, il déplaçait en
promenant l’aimant sur une feuille de papier, de la limaille de fer. Antoine
voulait essayer. Vincente, les yeux mi-clos, se taisait, et Dante sans le
regarder commençait à parler.
— Je t’explique maman.
Lisa retournait à la bassine et Dante racontait l’histoire
des grains électriques, plus et moins, qui s’attiraient.
— Aimant, tu comprends, c’est comme s’ils s’aimaient,
continuait-il. Tout sera électrique, tout, on est électrique. L’ingénieur a dit
qu’on est comme des accumulateurs.
Ces mots nouveaux, ils les répétaient. Il disait : « le
pôle positif », « le pôle négatif ». Il disait : je « branche »,
« court-circuit ». Le soir, il restait dans la cuisine, assis près de
la lampe à pétrole, Louise, Antoine et Violette s’étaient couchés. Vincente se
levait, Lisa donnait un coup de chiffon sur la table. Elle demandait :
— Tu lis ?
Dante faisait oui sans lever la tête. Sa mère s’approchait
et de loin, Vincente distinguait ce livre à couverture cartonnée, marquée d’un
éclair jaune.
— C’est l’ingénieur qui me l’a prêté, disait Dante.
Un samedi, Dante revint du chantier lourdement chargé. Il traversa
la cuisine pour gagner sa chambre qu’il partageait avec Louise, sans s’arrêter,
sans embrasser sa mère comme il en avait l’habitude. Lisa ne l’interrogea pas
et quand le lendemain, il refusa de monter avec eux à Notre-Dame-de-Laghet pour
le pèlerinage, elle n’insista pas.
Avant de partir, elle lui montrait dans l’assiette les pâtes
qu’il fallait réchauffer au bain-marie, il répétait : « mais oui
maman, mais oui » et elle eut peur,
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