Nice
envoyées de Paris. Il s’intéressait à Wagner, « le
grand orage germanique », expliquait-il à Helena :
— Vos musiciens russes, ce mouvement qu’ils donnent,
disait-il, ce n’est pas la terre, c’est le vent au-dessus de la terre, dans les
arbres, le bruit de l’eau, vous êtes un peuple de la forêt, des fleurs, écoutez
Wagner, ce sont des rochers qui roulent, le Germanique, c’est l’homme du sol.
Ils allaient s’asseoir dans le jardin de Sacher, sur le
Prater, sous l’un de ces petits kiosques décorés de tentures. Les garçons obséquieux
s’inclinaient cérémonieusement, posaient les théières d’argent sur les nappes
damassées. Autour des tables rondes, dans le jardin, des officiers, casquette
haute, redingote cintrée, le col noir, droit, montant jusqu’au menton,
regardaient Helena qui détournait les yeux. En se levant, leurs sabres
heurtaient les chaises de fer, ils passaient raides près du kiosque, les
muscles de leur dos et de leurs jambes parfois faisant jouer l’étoffe rêche de
leur uniforme.
— Vous ne dites rien.
Gustav interrogeait, elle souriait, l’encourageait à parler.
Depuis la mort de sa mère, il éprouvait le besoin de se confier, de partager
ses étonnements :
— Je ne savais pas que je possédais tout cela,
expliquait-il.
Il montrait une serviette noire qu’un notaire venait de lui
apporter, mais devant l’indifférence d’Helena, il se troublait, s’excusait :
— Peu vous importe, je sais, pour vous je ne suis qu’un
marchand viennois.
Il repoussait la serviette, il entraînait Helena au café
Griensteidl où les garçons étaient interpellés dans toutes les langues de
l’Europe. Gustav présentait sa femme à la Vienne des poètes, des peintres. Un
musicien s’asseyait près d’elle, disait en secouant ses cheveux que Vienne
mourait, que c’était la fin des empires :
— Vous les Russes, vous allez mourir aussi, mais,
n’est-ce pas, vivons ?
Gustav s’emportait :
— Ce cynisme viennois, ce sont de brillants charlatans,
disait-il à Helena alors qu’ils prenaient un fiacre.
— Mais vous êtes viennois, disait Helena.
— Viennois, bien sûr, mais ils aiment cette mort qui
vient et je n’arrive pas à y prendre du plaisir, je ne me sens plus vraiment
viennois.
— Croyez-vous que je sois encore russe, Gustav ?
Ils s’asseyaient l’un contre l’autre sur la banquette du
fiacre. Gustav prenait la main d’Helena :
— Je me demande, commençait-il, depuis la mort de ma
mère il me semble qu’un enfant m’aiderait à savoir ce que je suis.
Un mois de juin, Frédéric et Peggy vinrent à Vienne avec
leur fils. Frédéric l’appelait Jean, Peggy John ; c’était une petite boule
blonde et rose qui se tenait déjà assis bien droit, à table, qui suivait sa
nurse, une Italienne maigre, noire, d’un pas décidé, saluant d’un mouvement de
tête.
— Frédéric, disait Peggy, lui parle allemand et russe,
je lui parle anglais, la nurse italien, Marcel et sa femme ne savent que le français,
apprendra-t-il une seule de ces langues ?
— Nous les avons toutes apprises, disait Frédéric.
Il se tournait vers sa sœur, mêlait le russe, l’anglais et
l’allemand.
— N’est-ce pas petite sœur ? commentait-il.
Quand Frédéric et Peggy partirent pour Londres, à la fin du
mois de juin, Helena eut le sentiment qu’elle errait, les yeux bandés, tournant
sur elle-même, hésitante et perdue, au milieu des grands salons vides de Gustav
Hollenstein.
Plusieurs vagues vinrent du large, l’ensevelirent, le
souvenir de son père, les courses qu’elle faisait avec lui autour de
Semitchasky, ce cheval qu’il lui avait offert, il lui tendait la bride :
— Il est à toi, Helena !
Et sur les pavés de la cour, le cheval s’était mis à uriner,
le père riant, Helena n’osant bouger, éclaboussée pourtant, elle en était sûre,
cette envie de vomir qui la prenait, son père appelant un domestique qui
courait, emmenait le cheval. La flaque jaunâtre que la terre n’absorbait pas et
qu’elle voyait glissant vers elle.
C’est Helena maintenant qui disait à Gustav :
— Sortons, je vous en prie !
Lustres de cristal, salons qui sentaient le cigare et le
chocolat, robes claires, manchons et cols de fourrure, Gustav qui joue au
piano, un officier qui murmure sans que ses lèvres remuent et Helena refuse
d’entendre, de voir cette vague qui soulève l’horizon.
Elle demanda à faire du
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