Nice
me l’ont tué »
et la phrase devenait un balbutiement, un cri, un chant.
Lui, le chasseur Millo du 64 e bataillon quelque
part, sur la route de Meaux, au delà du village de Vareddes, sur le plateau,
dans un grand espace vide, le visage boursouflé, noir, la jugulaire du casque
entaillant la peau, comme une rainure encore plus noire, il est depuis plus de
huit jours, cette aspérité prise entre deux sillons, que le soleil peu à peu
décompose, et sur lui, ces mouchoirs blancs bordés de raies bleues, ce bouquet
de lavande serré dans un ruban de velours rouge, sans doute des pillards qui
ont éventré le sac, cherchant l’argent, la montre, laissant ces morceaux de
tissus, ce bouquet que la puanteur du champ de bataille, ces morts côte à côte,
étouffe.
Louise hoquetait, le front sur la table de la cuisine des
Revelli, Violette lui caressant les cheveux, gestes lents des enfants avec les
petits chats. Antoine assis entre le mur et le buffet, se balançait sur sa
chaise, feuilletant un illustré, disant :
— Dante, sur son bateau…
Lisa se retournait, hurlait :
— Tais-toi !
Elle se signait, criait à Antoine qui s’était levé d’un
bond, renversant sa chaise :
— Ramasse-la et reste ici !
Antoine, avec violence redressait la chaise.
— Dès que je peux, je m’engage, disait-il.
Lisa bondissait, le giflait à toute volée, atteignant
Antoine avec le poignet, puis elle restait le bras levé, cependant qu’Antoine
ouvrait la porte, heurtait son père qui entrait puis éclatait en sanglots ;
Vincente, demandant d’une voix inquiète, n’osant même pas aller jusqu’au bout
de la question, « Qu’est-ce qu’il… » imaginant la mer, les débris de
bois qui se mêlaient à l’écume des vagues.
Lisa revenait vers la cuisinière, semblant ne pas voir
Louise devenue silencieuse, la tête cachée dans ses bras.
— Le fils Millo, dit Lisa, ils ont reçu l’avis.
Vincente accrocha sa casquette au dossier de la chaise,
enleva sa veste. Il s’assit en face de Louise. Il avait envie de poser sa tête
sur la table, comme sa fille, de s’endormir là, sans même manger pour ne pas
avoir à faire encore des gestes, lever le bras, avaler même.
— Rien de Dante ? demandait-il.
Lisa versait la soupe. Il brisait le pain, appuyant sur les
morceaux pour qu’ils s’imbibent de bouillon.
— Elle devrait manger, dit-il sans oser regarder
Louise.
Lisa s’assit près de sa fille, la caressant elle aussi,
disant à Violette, « mange, toi, mange ! ».
Vincente repoussa son assiette, puis l’habitude,
l’impossibilité où il était de ne pas finir un plat, furent les plus fortes et
il recommença à manger. Mais c’était comme un travail, et chaque jour, il
trouvait qu’il lui était plus difficile de travailler. Les jeunes, à la
brasserie Rubens, avaient tous été mobilisés. L’armée avait réquisitionné les
chevaux, les voitures. Il fallait livrer les caisses, les tonneaux en les
chargeant sur des charretons, qu’ensuite Vincente traînait, s’attelant, découvrant
que chaque jour le charreton était plus lourd à ébranler, les roues collées au
sol. Vincente apprenait à ruser, à moins charger le charreton, disposant les
tonneaux de façon à laisser des vides entre eux. Il soufflait quelques minutes,
tous les deux ou trois tonneaux, s’efforçant de ne pas entendre le contremaître
qui criait depuis le quai des entrepôts : « Revelli, quoi, tu
t’endors ! » Il aurait voulu pouvoir répondre « tu vas voir ça,
si je dors », prendre les tonneaux par les bords, les soulever à bout de
bras, mais il n’osait plus. Il était comme ceux qui ne fument jamais leur
cigarette jusqu’au bout, qui l’éteignent pour garder le mégot, le reprendre
plus tard. Car les journées sont longues. C’était cela devenir vieux ; la
fatigue, c’était ça. Et aussi le souci pour Dante, cette guerre qui nous les
prenait.
— Il faut qu’elle mange, dit-il encore.
Lisa eut un geste d’impatience. Vincente se servit un verre
de vin. Depuis le début de la guerre, Lisa parlait à peine, nerveuse, il devinait
le matin quand il se réveillait, qu’elle était là, près de lui, les yeux
ouverts et peut-être ne les avait-elle pas fermés de la nuit. Souvent même,
elle était déjà levée et quand il entrait dans la cuisine, il la voyait assise,
un bol de café sur les genoux, elle sursautait en l’entendant.
— Qu’est-ce que tu fais,
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