Nice
remarquer.
Dante, le dos appuyé à un tube tiède, regardait la salle des
machines, retrouvait cette odeur d’huile pourrie, de fumée où travaillaient les
soutiers, les mécaniciens, les graisseurs.
— Ils seront faits comme des rats, dit-il à mi-voix.
— T’es comme moi, toi, dit Raffin. Tu préfères crever à
l’air.
Dans la nuit, alors que les bouchons gras avaient à peine
terminé de monter la bielle, De Jarrivon reçut l’ordre de faire allumer les
feux. Dante, assis près d’une baleinière, dissimulé par l’une des quatre
cheminées, apercevait les clignotements brefs des projecteurs qui, depuis la
rade où se trouvait le navire amiral, transmettaient les consignes. À l’aube,
on fit pousser les feux, et la nuit suivante, Le Cavalier appareillait,
avançant lentement dans la grande passe de Saint-Mandrier, laissant sur sa
gauche, le mont Faron, falaise sombre, creusant un sillage phosphorescent dans
la mer plate. Le matin, quand Dante fit un tour sur le pont, la côte formait un
ourlet noir et à l’horizon, l’escadre n’était signalée que par les fumées
couchées des destroyers entourant le cuirassé Bouvet. À deux ou trois
reprises, il y eut un branle-bas de combat, Dante et Raffin se retrouvant à
l’avant, l’écoutille fermée, dans la lumière jaune fournie par les dynamos, les
tôles de la coque vibrant sous la poussée des chaudières ; le halètement
des bielles étouffant le ronronnement des ventilateurs. Dès qu’ils purent, ils
ouvrirent l’écoutille, s’installant à tour de rôle sur le pont, suivant les
évolutions lointaines des bâtiments de l’escadre.
Deux jours passèrent. Puis l’ordre à tous ceux qui n’étaient
pas de bordée de monter sur le pont. Le Cavalier avait réduit sa
vitesse, les matelots, certains grimpés sur le bastingage, scrutaient la mer
irisée, couverte d’une pellicule grasse. Un cargo venant d’Algérie avait été
torpillé, on tentait de repérer des survivants, mais entre les débris de caisses,
il n’y avait qu’une baleinière renversée, à demi immergée, dont Le Cavalier s’éloignait lentement, changeant brusquement de cap, filant vers la côte
algérienne. Des croiseurs allemands avaient bombardé Bizerte et Bougie, ils
tentaient de couper la route des convois qui transportaient d’Afrique du Nord
en France, les troupes du XIX e corps.
La chasse fut vaine, Le Cavalier zigzaguant bientôt
en chien de garde autour d’un transport de troupes qui se dirigeait vers Marseille.
Les zouaves, les tirailleurs étaient entassés sur le pont. Quand le destroyer
passait à quelques encablures du navire, ils criaient, ils brandissaient leurs
chéchias rouges et leurs turbans blancs. Mais Le Cavalier, pour déjouer
un éventuel sous-marin aux aguets, faisait un écart brusque, cap pour cap, et
en quelques minutes, la masse des soldats devenait une accumulation de points
rouges et blancs sur le bleu de la mer.
Après dix jours de chasse et de convoyage, Le Cavalier entra dans la rade de Bizerte, s’amarrant à l’un des fûts d’acier qui était
ancré au centre de la rade, ne coupant pas les feux. Seule, une corvée allant à
terre avec le courrier, les marins souquant ferme sur les avirons, la chaloupe
se perdant dans la zone rouge aux reflets verts qui signalait l’écaille extrême
du soleil couchant.
Les tôles du pont étaient brûlantes, mais Raffin et Dante,
comme de nombreux marins, s’y étaient allongés, fuyant la chaleur moite de la
batterie. Guichen était avec la corvée et le Pacha, depuis sa passerelle, ne
pouvait voir les corps qui se collaient aux baleinières, aux cheminées, et aux
superstructures. Le second, un officier de la marine marchande, Chaulanges,
était passé, tête baissée, refusant de voir.
— Tu sais que les boches sont presque arrivés à Paris,
disait Raffin en tendant à Revelli la cigarette dans la main repliée. Mermet,
le radio, a vu le message, le Gouvernement a foutu le camp, quand ç’a été fini,
ils sont revenus, ah, ils sont courageux.
— Ça va durer, tu crois ?
Dante donna à Raffin la cigarette.
— Tes pressé ? dit Raffin.
Ils fumèrent en silence.
— Tu crois qu’y mettront les lettres ? demanda
Dante.
— Tu comprends, continuait Raffin, il gardait la
cigarette allumée dans sa main, c’est comme une locomotive, pour la faire
partir, t’as un mal fou, mais après, quand elle est lancée, t’as bien plus de
mal à l’arrêter,
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