Nice
merde.
Raffin secoua sa main. Il venait de se brûler les doigts
avec son mégot.
— À qui t’écris ? dit-il.
— Ma mère, dit Dante. La famille.
Lisa reçut la lettre de Bizerte le samedi 12 décembre 1914.
Toute la matinée, elle avait eu froid, économisant le charbon, parce qu’elle
était seule à la maison. Pour se réchauffer, elle avait lavé les draps dans la
cour, mais l’eau était glacée et semblait entrer en elle, se glisser sous les
ongles, refroidir les os, paralyser les épaules et le cou. Lisa tremblait en
étendant les draps et elle oublia le facteur. Brusquement, elle le vit devant
elle qui souriait, tenant une lettre devant son visage.
— Monsieur et Madame Revelli ? répétait-il.
Elle laissa tomber le drap, saisit la lettre, puis monta
lentement, la glace qu’elle avait en elle fondant, à chaque marche. Elle croisa
Madame Gancia.
— Vous en avez une, demandait la voisine.
Lisa tenait la lettre contre son tablier.
— Il a écrit, répondit-elle.
La censure avait barbouillé de-ci de-là le texte. Il
semblait même qu’une page manquât. Mais Lisa reconnaissait les grands jambages
des lettres, cette écriture ronde et ample et il lui semblait seulement à voir,
sans lire, entendre Dante raconter. Que disait-il ? Elle ne pouvait
répondre à Vincente qui l’interrogeait, dépliant la lettre. Si peu de mots, un
seul mot, vivant, vivant, répété sous des formes diverses ; qu’il faisait
chaud, qu’il découvrait un autre pays, qu’il n’avait pas le mal de mer et
qu’ils lui écrivent parce qu’il voulait savoir de Louise, des amis, « Je
t’embrasse, petite Maman. Embrasse Papa. »
Vincente soulevait Violette à bout de bras.
— Comme quand tu étais petite, disait-il.
Antoine criait qu’il pouvait, lui aussi, la soulever, mais
Violette refusait, poussant son frère. Louise, seule, assise, les avant-bras
appuyés à la table, se taisait.
— Ce soir, dit Vincente, on fera cuire des marrons.
Il marchait dans la cuisine, se frottant les mains.
— Des marrons, les enfants, répétait-il.
Il déposait un vieux journal sur la table, y versait les
marrons, commençait à les entailler par le milieu. Louise se leva.
— Ce soir, dit-elle, je vais chez les Millo.
Elle regarda son père, puis au moment où il semblait qu’elle
allait lui parler, elle se tourna vers Lisa :
— Maman, dit-elle, je vais rester avec eux.
Elle se rassit.
— Ils ont besoin de quelqu’un au magasin.
Elle parlait calmement, faisant tourner une fourchette entre
ses doigts.
— Puisque, dit-elle…
Elle s’interrompit.
— Et puis, c’est chez eux, maintenant que je dois… j’ai
tout arrangé.
Lisa paraissait ne pas entendre.
— Tu peux pas toute ta vie, commença Vincente.
— Laisse-la, dit Lisa, laisse-la faire.
Le lendemain après-midi, dimanche 13 décembre, Louise dit à
sa mère qu’elle était enceinte de Millo, ce que Lisa savait depuis près de deux
mois, devinant sous le tablier dont Louise ne nouait plus la ceinture, la
taille qui s’épaississait, retrouvant comme estompée chez sa fille, cette
langueur qui l’avait saisie, alors qu’elle attendait la naissance de Dante.
Elles descendaient toutes les deux la rue Cassini vers le
port. Lisa était passée prendre sa fille à l’épicerie, trouvant Madame Millo
couchée, les yeux fermés, forme rabougrie qui donna froid à Lisa. Elle
l’embrassa.
— Nous allons prier, dit-elle.
Elle réussit à convaincre Louise qui lavait les tommettes de
la cuisine, de l’accompagner à Notre-Dame-du-Port. C’était le jour des prières
nationales. Quand Lisa et Louise arrivèrent sur la place, la foule l’occupait
déjà, les femmes en fichu noir, reprenant en chœur les chants liturgiques,
priant alors que l’on entendait, venant de la nef, la voix de Monseigneur
Charon monté en chaire, et dont un mot, lancé plus haut, imposait le silence.
Puis la voix se perdait, et le murmure des femmes qui priaient, couvrait à
nouveau la foule. La statue de la Vierge apparut sur le perron, portée par des
marins et des soldats. Lisa et Louise se signèrent, cependant que la procession
s’organisait autour de la place, des prêtres, des boy-scouts encadrant le
cortège, entonnant un cantique, dont la foule reprenait le refrain.
« Vierge de notre espérance, étends sur nous tes bras. »
« Sauve, sauve la France, ne l’abandonne pas. »
Des femmes près de Lisa s’agenouillèrent,
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