Nice
que lui, et moi aussi,
sa fortune…
Depuis le début de la guerre, Karenberg s’était retiré de
toute activité politique locale. De temps à autre, il voyait Sauvan, mais que
pouvaient-ils encore se dire ? Ils marchaient côte à côte au bord de la
mer, le dimanche matin, Sauvan parfois expliquant qu’il fallait baisser la
tête, laisser passer la vague, garder sa respiration et puis, le moment venu…
Le moment venu, viendrait-il ? Les indicateurs de
Ritzen dans leurs rapports, notaient cet isolement de Karenberg et pourtant Ritzen
s’obstinait. Les consignes du ministère étaient d’ailleurs précises : il
fallait surveiller les étrangers, les naturalisés, l’Italie demeurait hors du
conflit et l’on savait à Paris qu’une lutte d’influence se déroulait entre
neutralistes et partisans de la guerre aux côtés des alliés. Le poste
frontalier signala le passage d’un Morgari, fiché comme socialiste. Son
passeport était en règle. Quelques jours plus tard, Ritzen découvrit que
Morgari séjournait chez Karenberg. Paris averti, renvoya le dossier Morgari. Ce
socialiste turinois était un des adversaires déterminés de l’entrée en guerre.
Au ministère de l’intérieur on demandait avec insistance de surveiller
Karenberg car on soupçonnait Morgari de préparer une conférence internationale
des socialistes hostiles à la guerre.
Quand Karenberg était parti pour Paris, au début du mois de
décembre 1914, un inspecteur l’avait suivi. Ritzen avait reçu le rapport de
filature. Karenberg déjeunant dans une cantine russe du boulevard Montparnasse
où se trouvaient des émigrés, socialistes plus ou moins extrémistes qui
combattaient tous le tsarisme. Il avait participé à plusieurs réunions dans une
librairie russe de la rue des Carmes, près de la place Maubert où se
rencontraient Martov, Antonov-Ovseenko, Trotski. Ritzen avait été convoqué à
Paris dès le retour de Karenberg à Nice. Le directeur de cabinet du ministre,
Maréchal, avait attiré l’attention sur la surveillance particulière qu’il
fallait exercer sur la colonie russe. Il montrait un numéro de journal.
— D’abord, ils l’appelaient Golos, la Voix, nous
l’avons interdit, alors ils ont changé de titre, Nache Slovo, Notre Parole, ils reçoivent des correspondances du monde entier, voici les traductions.
Maréchal tendait à Ritzen un paquet de feuillets
dactylographiés.
— Nous avons essayé de faire fermer leur imprimerie,
rue des Feuillantines, mais, n’est-ce pas, nous avons eu tout de suite les
socialistes sur le dos et l’Union sacrée…
Ritzen parcourait rapidement les feuillets.
— Votre Karenberg, demandait Maréchal, il est
naturalisé français ? Quel est le con qui a accepté ça, au moins si nous
voulons expulser les autres, nous le pouvons.
— Trotski, dit Ritzen en rendant les feuillets, c’est
celui de la révolution de 1905 ?
— Enfin, continua Maréchal sans répondre, vous avez les
éléments, nous craignons une tentative pour relancer l’internationale, briser
l’Union sacrée, bref, ne lâchez pas Karenberg.
Ritzen à son retour avait donné des ordres. Quand Karenberg
avait tenté de partir pour l’Italie, la préfecture avait refusé de lui accorder
un visa. Il avait fait quelques semaines plus tard une démarche pour obtenir le
droit de séjourner en Suisse. Ritzen avait consulté Paris. Opposition du
ministère, envoi d’une longue note confidentielle à Ritzen. « Depuis le
mois de janvier 1915, on signale de différentes sources, que le Parti
socialiste suisse et notamment Robert Grimm, rédacteur de la Berner
Tagwacht, essaie de renouer les liens qui unissaient dans le cadre de
l’internationale, les différents partis socialistes. En janvier 1915, il a fait
un voyage à Paris – voir note confidentielle du 27 janvier 1915. Il a
rencontré différentes personnalités du Parti socialiste. Il a de même pris
contact avec le groupe d’émigrés russes de Nache Slovo (Martov,
Trotski). Rentré en Suisse le 2 février, il a rendu compte à la direction du
Parti socialiste suisse, puis a eu une réunion avec les émigrés russes (Lénine,
arrivé depuis peu, est le représentant de la fraction extrémiste, dite des
bolcheviks). À la mi-février, il s’est rendu en Italie. À Turin, il a eu de
longs entretiens avec les socialistes italiens et notamment Morgari – note
confidentielle du 12 février, sur les rapports de Morgari et d’un
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