Nice
Ritzen.
— Patience, Ritzen, on les aura.
Il clignait de l’œil, les sourcils blancs recouvrant ainsi
toute la paupière. Peut-être était-ce le lent travail de la cicatrisation de la
blessure, la fatigue des mois de front, mais Ritzen retrouvant le boulevard,
des jeunes gens qui d’une marche ondulante, hanche contre hanche, traversaient
la chaussée, elle, la tête sur l’épaule du jeune homme, lui, tenant la fille
par la taille, Ritzen s’immobilisant pour les suivre du regard, sentant la
lassitude l’envahir. Ce vieillard satisfait et résolu, ces jeunes gens, la
classe 17 qu’il avait vue monter au front, à peine plus vieux que ses fils et
si la guerre durait, Pierre bientôt… Il avait croisé la colonne de gamins dans
une forêt dont tous les arbres étaient émondés par les éclats d’obus. Ils
marchaient vers les premières lignes, déjà épuisés, la peur creusant leurs
tempes, léchant leurs lèvres, flanqués par des sous-officiers. Certains
faisaient encore les farauds, d’autres trébuchaient à chaque motte de terre.
Plus tard Bertaud avait dit à Ritzen que ces jeunes classes
avaient eu 80 à 100 pour cent de pertes « chair trop tendre, mon Commandant,
du beurre, ça fond ».
Après ces quelques jours passés à Paris Ritzen avait pris le
train pour Antibes. Premières classes, wagons-lits, les employés de la
Compagnie s’excusant de ne pas lui trouver une place. « Vous n’avez pas
réservé, mon Commandant ? Il n’y a aucune chance, en cette saison, tout
est retenu un mois à l’avance. »
Il s’appuyait sur sa canne, un couple interrompait
l’employé, tendant les tickets jaunes de la réservation. Coup de casquette de
l’employé : « Bien sûr Madame. » Ritzen restait seul sur le
quai, décidait de monter, s’installait dans un compartiment, l’employé
renonçant à l’en déloger : « Vous verrez le contrôleur, moi… » « Fous-moi
le camp » hurlait Ritzen. Sa main s’était machinalement portée à l’étui du
revolver, ce geste qu’il avait eu, en arrière des lignes, quand on l’avait
nommé au 17 e régiment d’infanterie, la douzième compagnie refusant
d’avancer, Bertaud, c’était leur premier contact, l’ayant rassemblée au carré
et Ritzen faisant un pas vers les soldats :
— Capitaine, je vous donne ce troupeau, vous en referez
une compagnie digne des chefs qui sont tombés. Je vous rappelle votre droit et
votre devoir : vous les ferez obéir. Par tous les moyens.
Une voix sur les rangs : « Salaud. » Ritzen
avait donné un coup de revers de la main. L’homme roule sur le sol. Son voisin
empoigne son fusil, menace : « Vous avez dix secondes pour tirer,
après je vous tue » dit Ritzen. Le soldat baisse son fusil, Ritzen la main
sur l’étui du revolver ne sort pas son arme. Il crie : « Présentez
armes ! » Le soldat tombé se relève, se met au garde-à-vous, pleure.
Le soir, la compagnie montait au front.
Antibes, Cannes, Nice, les lauriers, les pousses vertes des
platanes qu’on a taillés cet hiver. Pierre qui disait : « Je veux
m’engager, Papa ! » Que répondre ? Ces hommes qui discouraient
sur la Croisette en costume de flanelle blanche et les femmes quelques pas derrière
eux, leurs bracelets sur les longs gants de peau qui montaient jusqu’au coude.
Un rêve, un cauchemar. D’où viennent donc ceux qui meurent ?
Qui se bat ? On avait ouvert un court de tennis, non loin du fort carré
d’Antibes. Ritzen le matin longeait les quais du port, la plage, il réapprenait
à marcher sans sa canne, et il s’asseyait face au court de tennis. Deux jeunes
couples se font face, la détente des muscles, ces balles qui claquent sur les
raquettes, les cris de joie et la sonnerie d’un clairon là-bas, dans la cour du
fort. Marguerite s’étonnait :
— On dirait que tu as hâte de partir, disait-elle.
Simple la guerre. Heureux le soldat. Une ligne qu’il faut
tenir et au delà de laquelle on meurt. Des hommes qui doivent ensemble écarter
les barbelés, courir et se terrer.
Ritzen s’était rendu à la préfecture, à l’hôtel de police.
Des hommes aussi se terraient. Comme la vermine dans les plis des tricots qu’au
repos, on enlevait enfin, et l’on se grattait torse nu au soleil. La joie de se
gratter. D’écraser la vermine. Ritzen en sortant de chez le préfet avait croisé
Merani : « Mais vous êtes là ! Je veux absolument vous voir,
disait le député, déjeunons
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