Nice
couru
jusqu’ici, à Nice. »
Mais, à la fin de l’hiver 1920, quand les villages brûlés
dans les combats n’étaient plus que des mamelons blancs sous la neige, la
Tchéka, la police des bolcheviks, avait arrêté les anarchistes vainqueurs.
Prilenko tapait du doigt les noms.
— … Il faut qu’on se souvienne, disait-il, Karetnik,
Gaivrilenko, fusillés, trahis. Tu sais, Karenberg, ce que la victoire a fait
des révolutionnaires ? Tu le sais ? Des policiers, des fusilleurs.
Voilà, ça recommence là-bas, Danton, Robespierre, Saint-Just, ils vont se
dévorer, ça recommence.
Cela, comment leur dire à ces hommes jeunes qui n’écoutaient
qu’à peine le vieux Karenberg, le baron ? Comment leur raconter
l’enterrement de Kropotkine ? Connaissaient-ils seulement cet anarchiste,
l’auteur d ’Autour d’une vie que Karenberg lisait et relisait au temps où
l’avenir était un rêve ?
Prilenko s’arrêtait, le doigt suspendu.
— … Je te dis d’abord, Karenberg, après j’écrirai.
C’était en février, un grand froid, la faim qui serre le cou, le cœur. Tu as sommeil,
tu ne sais pas pourquoi, c’est parce que tu as faim, mais le soleil couleur
argent sur le cimetière de Moscou, et Kropotkine, cercueil ouvert comme on le
fait toujours chez nous, tu le sais, beau, noble. Une idée qui ne meurt pas,
cela se voit sur le visage d’un mort, et, autour de nous, tous ces jeunes qui
se tenaient par la main et, à quelques mètres, je les ai vus, les agents de la
Tchéka, mais ils n’ont pas osé, on a sorti les drapeaux. « Mort à la
tyrannie. » Noirs, nos drapeaux. On s’est mis en marche vers le cimetière
de Novo Diévitchii. Les camarades commissaires bolcheviks, continuait Prilenko,
ils ont une veste de cuir. Le pistolet à la ceinture, ça rend fort. Le pouvoir
les ronge déjà. Ils l’ont perdue, notre révolution, elle se noie.
— Il faut se défendre. Dante Revelli interrompait le
récit de Karenberg. Les anarchistes, ça critique après. Avant la révolution,
c’est chacun pour soi, comme des bourgeois. On les entend jamais. Des
individualistes, c’est tout, et toi, Karenberg…
Souvent, Karenberg, alors qu’ils lui répondaient, regardait
à la dérobée le visage de Jean. Il se prenait à douter. Vaincre, c’était tuer.
Peut-être. Pas de pitié, eux ou nous. Mon fils ou l’un des leurs. Quel est ton
camp, camarade ?
Trop vieux pour avoir un camp ? Trop de mort dans le
corps pour accepter qu’on tue ?
— Bien sûr, camarades, disait-il, bien sûr, il ne faut
pas se laisser égorger, mais attention !
10
Le soir, c’était Carlo Revelli qui fermait le coffre.
Il entrait dans le bureau du caissier, Garino, qui
s’attardait. « Tu continueras demain », disait Carlo. Parfois, Garino
levait à peine la tête. « Y a les chantiers, aujourd’hui, patron, je
termine. » Mais Revelli s’asseyait sur le bord de la table. « Demain,
demain », répétait-il.
Garino comprenait, enlevait rapidement sa blouse. « Mais
ça va, ça tourne bien », disait-il, boutonnant sa veste. Puis le rituel :
« Vous fermez, patron ? » Un mouvement de tête de Revelli et
Garino quittait le bureau.
Carlo allumait le dernier cigare de la journée, le meilleur
avec celui du matin. Il allait d’un bureau à l’autre, vérifiant qu’ils avaient
cadenassé la porte qui donnait sur le quai Lunel. Ses pas résonnaient dans
l’entrepôt. Du pied, il repoussait une pelote de grosse ficelle qui avait
roulé, il plongeait la main dans un sac de plâtre, laissant glisser la matière
blanche comme de la belle farine entre ses doigts. Enfin, il rentrait dans le
bureau du caissier et regardait le coffre. Volume vert qui avait presque la
hauteur d’un homme. Il commençait à en pousser la porte, puis, au moment où il
allait la fermer, il l’ouvrait grande, et il restait un long moment, le coude
gauche appuyé à elle, le cigare se consumant lentement, parfois jusqu’à lui
brûler les lèvres, et il écrasait le mégot contre le sol, frottant fort le
talon. Alors, d’un seul coup, il fermait la porte, brouillant la combinaison du
coffre, guettant à chaque tour de clef le déclic de la serrure. Se retournant
avant de quitter le bureau, frottant la longue clef ronde, terminée par un cône
à encoche, entre ses doigts et sa paume, d’un geste méticuleux. Jamais il ne
touchait aux rouleaux de pièces, aux liasses disposées dans trois sacoches de
cuir noir.
Le matin,
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