Nice
un
visage – celui du père ou d’Héléna – ou des mots – petite sœur,
petite sœur – venaient le surprendre, et il imaginait la forêt, sa sœur
seule, décidant, et le père déjà comme elle, d’étouffer l’angoisse par la mort.
— Je les vois si déçus, continuait-il, si aveugles.
Il parlait à Peggy, le visage dans les mains. Cette fatigue…
S’il s’était laissé aller, il eût roulé au bord du lit, coudes contre les
cuisses, tête dans les poings.
— Et Jean, interrogeait Peggy, il a, bien sûr, lui
aussi…
Elle se mettait à rire, le visage rajeuni, si proche encore
de la jeune fille enthousiaste qui réussissait à distraire Héléna, disait :
« Le tennis, c’est… » Elle sautait sur la pointe des pieds, sa jupe blanche
plissée volant autour d’elle.
Peggy prenait la main de son mari, continuait à rire.
— Tu voudrais que Jean, à dix-sept ans… Tu as quarante
ans de plus, quarante, Frédéric, quarante.
Elle s’asseyait près de lui, sur le lit, lui passait le bras
sur l’épaule, l’entraînant dans un mouvement lent, latéral, comme on berce un
enfant.
— Bien sûr, il t’est hostile, ton fils. Il choisit les
autres. Il ne t’écoute pas. Tu voudrais qu’il soit comment, vieux, raisonnable ?
— Ce n’est pas la jeunesse, seulement. Autre chose
aussi.
Qu’il découvrait chaque jour, cette déchirure, espoir et
réalité, vie et mort, raison et illusion. Chaque jour, chaque fois, deux faces,
et comment les joindre, les mêler, alors qu’elles séparaient les êtres, que
Karenberg les sentait au travail, antagonistes, en lui-même ? Aujourd’hui,
après un long cheminement sourd depuis des mois, l’emportait la mort, le visage
d’Héléna, petite sœur perdue, mon enfance dans les bois de Semitchasky, là-bas,
près de Pétersbourg, et derrière elle celui du père, les arbres du parc de
Semitchasky, et le père et la sœur s’étaient pendus.
Le besoin, alors, pour Frédéric Karenberg, de marcher, longtemps,
pour que la fatigue vienne, pour que le bruit de la mer, l’effort physique
qu’il fallait faire parfois pour avancer contre le vent, efface, soulève les
voiles et les déchire. Il se retrouvait devant l’Hôtel Impérial, il rentrait. « Monsieur
Hollenstein ? » Un groom le conduisait jusqu’à Gustav, dans le bureau
que son beau-père s’était fait aménager au dernier étage de l’hôtel, au-dessous
de la coupole de tuiles vertes.
— Frédéric.
Gustav venait à lui, ils s’asseyaient sur le divan de cuir
noir, face à la mer qu’effleurait, le soir, le faisceau tournoyant du phare
d’Antibes, se croisant au large avec celui de Cap-Ferrat.
— Vos petits communistes, commençait Gustav Hollenstein,
Revelli, l’électricien, vous connaissez ? Il a conduit le bal, un meneur,
Ritzen…
Gustav Hollenstein, le long fume-cigarette serré entre les
dents, regardait devant lui, mais son épaule touchait celle de Frédéric. Héléna
était morte, les laissant côte à côte, presque seuls à partager la langue
commune du souvenir faite de silences.
— Ritzen ? dit Karenberg.
Au début de la guerre, Ritzen s’était présenté à la villa
Karenberg, perquisitions, menaces, puis il s’était engagé, et l’un des fils,
maintenant, était au lycée avec Jean. Héléna, Ritzen, Gustav, Merani, et moi,
le même cercle, les quelques noms qui dans la ville plastronnent.
— Ritzen, reprit Gustav, il est venu l’autre jour, pour
Revelli, m’inviter à…
Un geste de la main.
— Le renvoyer ?
— Mieux, dit Hollenstein, le surveiller, le prendre en
faute. Un vol… Dans un hôtel, on vole toujours, il suffirait…
Gustav se leva, prit une cigarette, la plaça délicatement
dans le fume-cigarette.
— Un soupçon, le déconsidérer, ou mieux, lui donner une
leçon.
— Et…, commençait Karenberg.
Mais le dégoût de nouveau, cette lassitude qui enveloppait
Karenberg chaque fois qu’il découvrait le jeu, cartes retournées, et chacun
triche, comme si la règle était de tricher.
— Que croyez-vous ? dit Gustav.
Il revenait s’asseoir.
— J’ai dit oui et je ne ferai rien. Il ne me dérange
pas, Revelli, j’aime bien les meneurs, ils m’intéressent. Et puis – il
tapota de la main gauche sur le genou de Frédéric – c’est un camarade à
vous.
La porte s’ouvrait, Nathalie entrait, et chaque fois
l’émotion, cette façon qu’elle avait de garder la tête penchée, pensive
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