Nice
Rose :
— Dites-lui d’être sage, hein ? Pour vous aussi
c’est mieux ?
Il parlait sans regarder Luigi.
On tire sur la laisse et ils viennent.
Luigi avait raconté, pendant que, debout devant la fenêtre
de son bureau, Ritzen paraissait observer la rue, ne pas l’écouter. C’était
plus facile pour eux de parler, comme ça, dans le vide, avec seulement une
silhouette indifférente.
— Bon, bon, Revelli. Dis donc…
Ritzen se retournait enfin, prenait le dossier « PROSTITUTION », l’ouvrait :
— Cette fille-là, Nina, tu sais, celle que Merani,
celle qu’il voit le plus souvent…
Ritzen clignait de l’œil.
— On sait ça aussi. Nina, ça t’arrangerait qu’on la
laisse sortir ? Si elle passe devant le juge, elle en a pour six mois.
Bon, bon, on verra.
Il raccompagnait Luigi Revelli, il lui mettait la main sur
l’épaule :
— Tu reviens me voir.
Puis, Ritzen regagnait la fenêtre, apercevait Luigi qui
montait dans sa voiture, et Zézé, un petit maquereau, fermait la portière du
patron, faisait en courant le tour de la voiture, allait se mettre au volant.
Ritzen, regardant la voiture s’éloigner vers la place
Masséna, restait un long moment ainsi, avec dans la bouche comme la brûlure
d’une eau-de-vie. Chaque fois qu’il rencontrait Luigi ou un autre de ces
voyous, mouchards, proxénètes, la même sensation, une jouissance du corps, dans
la bouche, au bout des doigts qu’il frottait contre ses paumes qui se couvraient
d’une fine sueur. Ils sentaient fort, les Luigi, la peur, la lâcheté, une odeur
de femmes. La brillantine ou l’eau de Cologne. Ils laissaient un parfum quand
ils quittaient le bureau de Ritzen, et Renaudin, en entrant, disait :
— Ça, c’est Revelli.
— Ouvrez, ouvrez la fenêtre, répondait Ritzen en
s’asseyant à son bureau.
— Il a parlé ?
— Vous vous souvenez, commençait Ritzen, Livio, Livio
Maurizio… J’avais voulu l’interroger personnellement, ce petit fasciste qui
répétait : « Nous allons gagner. » Finalement…
Ils avaient gagné. L’Italie était noire. Duce ! Duce !
Duce ! Les bras se levaient sur les places de Rome.
À Ventimiglia, les policiers italiens que Ritzen rencontrait
disaient avec condescendance :
— Nizza, Nizza. Française, oui. Mais les Niçois, ils
sont tous Italiens.
— Ces cons, continuait Renaudin, en 17, ils se sont
échappés comme des lapins, et maintenant…
Les antifascistes passaient la frontière. Amendola, un
ancien ministre libéral, venait mourir à Cannes parce que, sur une route du Piémont,
quelques jeunes gens, à coups de gourdin, lui avaient donné, écrivait la presse
fasciste, une leçon de patriotisme.
Ritzen avait assisté aux obsèques sur ordre de Paris. « Pas
de manifestation, n’est-ce pas, Ritzen ? » répétait le préfet.
Comme il a fait ses sacrifices en silence, nous
l’enterrons aujourd’hui, commençait le frère d’Amendola devant un groupe
d’amis, chapeau à la main, le soleil jouant sur les pelles des fossoyeurs.
D’autres, comme les frères Sori, entraient en France par les
chemins muletiers, se couchaient dans la neige pour éviter les patrouilles. Ils
trouvaient du travail sur les chantiers, obtenaient un permis de séjour, et
puis leur nom, un matin, dans un dossier. SORI Francesco. SORI Rafaele. Antifascistes, anarchistes.
Auraient participé à l’agression contre les membres du Fascio de Nice. Prépareraient
un attentat contre le consulat italien.
Et Luigi Revelli qui racontait :
— De Rome, ils ont envoyé quelqu’un, Livio, un avocat.
Soi-disant, il s’occupe de conférences, d’une association, la Dante Alighieri.
— Tu connais Dante Alighieri, toi ? lançait
Ritzen, sans se retourner ?
— Dante Alighieri ? J’ai appris à lire là-dedans, la
Divina. À coups de poing, mon frère m’a appris à lire. Ça vous intéresse,
mes histoires de conférences ?
— Bien sûr, bien sûr.
L’habitude, chez Ritzen, de ce ton d’indifférence qui les
forçait à ajouter des détails.
— Livio, on l’appelle dottore, Avvocato, commendatore.
Ils aiment ça, là-bas, continuait Luigi. Il m’a tenu un petit discours. Le
fascisme, il a besoin de tous les Italiens, naturalisés ou pas, pour se
débarrasser des types comme Sori, les frères. Si on pouvait l’aider, un coup de
main, trouver des hommes, prêts à leur donner une leçon, pour qu’ils cherchent
plus à créer le désordre, ici,
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