Nice
est-il ? demandait-il en se
frottant les yeux.
Il était en retard pour l’inauguration du Grand Hôtel des
Iles.
— Je vous expliquerai, disait-il à Renaudin, en sortant
du bureau.
Quelques semaines plus tard, sur la route d’Eze, Ritzen
prenait le bras de Renaudin, ils descendaient vers le chantier où Francesco
Sori était chef d’équipe. Ils approchaient de la baraque où l’on avait retrouvé
son corps.
— Coma, disait Renaudin, il pourra parler s’il s’en
tire.
— Vous avez besoin des confidences de Sori pour savoir ?
demandait Ritzen.
La falaise devant eux, béante, ouverte à coups de mines et
de pic.
15
Ils avançaient, bras entrelacés à l’horizontale, les coudes
contre la poitrine des camarades. Leur front mouvant occupait toute la largeur
du boulevard, et quand ceux qui marchaient sur les trottoirs rencontraient le
tronc d’un platane, ils lâchaient un instant les bras. L’arbre ouvrait un sillage
dans la foule.
Ils surgissaient le long du Paillon après avoir couru dans
les rues de la vieille ville, recouvrant le boulevard des Italiens aussi loin
qu’on pouvait le suivre, vers la place Masséna. Ils criaient. Un O , un I ,
hurlés, aigus. Lettres lacérées. Mots lambeaux brandis, jetés. Les chevaux des
gendarmes, entre les platanes de la place Garibaldi, se cabraient, le fourreau
des sabres heurtant les éperons.
Barnoin et Jean Karenberg marchaient au premier rang, les
noms, les pas, sonnant dans la tête, Sacco Vanzetti, Sacco Vanzetti, Sacco
Vanzetti, emplissant la bouche. Jean se retournait, s’appuyait sur le bras
de Barnoin et d’un camarade qu’il ne connaissait pas. Tout en marchant, il se
haussait sur la pointe des pieds. « Tu vois loin ? » demandait
Dante Revelli derrière lui, qui se retournait aussi. Sacco Vanzetti, Sacco
Vanzetti. Les noms balayaient la réponse, couraient au-dessus, en avant du
cortège.
— Comme si ça pouvait leur rendre la vie, dit Ritzen.
Il faisait les cent pas avec Renaudin au centre de la place
Garibaldi, sa voiture garée sur le trottoir. Depuis une semaine, il prévoyait
la manifestation, certain que, leur grâce rejetée par la cour de Boston, on
exécuterait les deux anarchistes.
Communiqué de la préfecture.
Des événements regrettables s’étant produits dans
plusieurs villes, la manifestation annoncée à Nice pour le 23 août 1927 est
interdite. Les étrangers sont avertis que toute infraction de leur part sera
sanctionnée par un arrêté d’expulsion dans les vingt-quatre heures.
Mobilisation de toutes les forces de police. Renforts venus
de Marseille. Rondes d’agents cyclistes dès dix-sept heures sur l’esplanade du
Paillon. Peloton de gendarmes à cheval, sabre au côté, mousqueton en
bandoulière, prêts à charger.
— Ils ne plaisantent pas aux États-Unis, murmurait
Renaudin en allumant une cigarette.
Nerveux, il tentait d’apercevoir la tête du cortège.
— Ils fêtent votre départ à la retraite, disait-il à
Ritzen.
Ritzen appelait l’officier de police.
— Faites-les avancer. Dispersion.
Denise Raybaud, dans l’entrée d’un immeuble, au coin de la
place, vit les chevaux des gendarmes s’ébranler, l’un d’eux se mettant en
travers, refusant d’obéir. Elle apercevait la botte, la molette de l’éperon qui
s’enfonçait dans les flancs. Elle se mordit les doigts, monta dans l’escalier
pour ne plus entendre les noms qu’elle devinait, les sifflets, les
vociférations de la foule, plus lointaine tout à coup. Elle redescendit, fit
avec d’autres qui s’étaient réfugiés dans l’entrée quelques pas sur le
trottoir, aperçut des manifestants qui, pour éviter les chevaux, sautaient le
parapet, restaient en équilibre sur le décrochement du mur au-dessus du
Paillon. Le poitrail des chevaux arrivant à hauteur de leur visage, les
manifestants se baissaient, prêts à se laisser glisser, trois ou quatre mètres
plus bas, sur les galets du lit de la rivière.
Antoine Revelli, lui, courait sur la chaussée, bousculait un
agent cycliste, s’enfuyait, se retrouvait dans la vieille ville. Il s’arrêtait
près d’une fontaine, rejoint par Rafaele Sori qui buvait dans ses paumes
ouvertes.
— T’es fou, disait Antoine. Ils t’expulsent s’ils te
prennent.
Rafaele haussait les épaules. Ils repartaient, se mêlant à
des groupes d’une dizaine de manifestants auxquels s’agglutinaient des
passants. Une voix, étincelle, Sacco Vanzetti, le cri prenait
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