Nice
comme un
feu par mistral, sautait un barrage de gendarmes, et Louise, rue de la
République, tentant de retenir son fils, l’entendait. Lucien tirait sur la main
de sa mère, il s’arrachait, traversait la rue Barla, et Louise, derrière lui :
« Lucien, vien aqui, viens ici, Lucien. » Il se perdait sous les
arcades dans la foule qui refluait. Deux manifestants – et Lucien
reconnaissait Barnoin – saisissaient un gendarme par une botte, le
soulevaient, le désarçonnaient. La foule hurlait. Les sabres que les gendarmes
tiraient des fourreaux. La course. Lucien retrouvait la rue de la République,
s’élançait vers sa mère qui le giflait à toute volée, le serrant contre elle.
Il se débattait en larmes, regardant là-bas, vers la place, les chevaux flanc
contre flanc, leurs queues rageuses battant la croupe. Au delà, ces
silhouettes, visages et poings clairs au-dessus des bleus de travail, les
manifestants qui s’enfuyaient vers la rue Cassini, vers le port.
Carlo Revelli les vit qui se regroupaient devant l’église,
certains passaient en courant devant les bureaux, lançant : « Ils les
ont tués », et quelqu’un fit naître les noms de nouveau, Sacco
Vanzetti, que les voix reprenaient. Carlo, fermant la porte de l’entrepôt,
sentait dans la gorge la poussée de ces voix. Il regarda son fils qui
l’attendait tête baissée, près de la voiture.
— Tu veux conduire ? demanda-t-il à Alexandre.
Alexandre, sans répondre, fit le tour de la voiture et s’assit
à la place du passager.
Sur le parvis et les marches devant l’église, la foule
s’était rassemblée. Un manifestant monté sur le socle d’une des colonnes,
entourant le fût d’un bras, brandissant l’autre. Sa voix portait jusqu’à Carlo
Revelli et son fils sans qu’ils pussent comprendre les mots. La foule clamait,
noms, chant.
— Deux émigrés, dit Carlo en s’installant au volant. On
est toujours bons. Tiens.
Il s’interrompit. Ces cris sur la place Garibaldi, il y a…
Quand l’italien, en 1894, avait assassiné le président Carnot et que des hommes
étaient entrés, leur canne à la main, au Café de Turin. À mort les
Macaronis. Ils s’étaient précipités sur Carlo, lui brisant la jambe.
— Tiens, moi, moi aussi ils ont essayé… Mais moi…
Un peloton de gendarmes à cheval débouchait de la rue
Cassini et les manifestants se dispersaient, sautant les marches, gagnant les
quais.
— Moi, continua Carlo, ils m’ont pas eu, pas fait
griller, et tu sais pourquoi ? Parce que j’ai fait confiance à personne.
Seul, seul je me suis battu.
Des manifestants passaient en courant autour de la voiture,
se retournant vers les gendarmes. Sacco Vanzetti.
Alexandre releva la tête.
— Tu es toujours le plus fort, toi, dit-il.
La voix du fils, douleur en lui, comme ce coup dans la
jambe, en 1894, quand les salauds criaient : À la porte les Macaronis, et qu’ils frappaient Carlo alors qu’il se protégeait la tête avec les poings.
— Tu es le plus fort, reprit Alexandre. Ça sert à qui ?
— À toi, à toi, dit Carlo.
Il parlait avec la gorge, la bouche presque fermée.
Silence. Les gendarmes étaient au bout du quai. Les
manifestants avaient reflué à l’autre extrémité, la voiture était au centre du
silence, de l’espace vide.
Alexandre fit un mouvement pour ouvrir la portière. Carlo
lui prit le bras.
— Ne descends pas, dit-il.
Ses doigts durcis, ses doigts aux ongles courts, serraient
le poignet d’Alexandre. Il se souvint d’un soir, à Mondovi, cette main qu’avait
ouverte son père, et Carlo y avait placé la sienne, le défiant, avant-bras
dressé sur le coude. Deux coqs qui s’affrontaient, et Carlo avait senti tout à
coup que le père pliait. Il résistait encore, mais Carlo, ce flux de joie qui
montait dans son poing, Carlo allait vaincre, coucher le bras sur la table.
Il desserra ses doigts.
— Fais ce que tu veux, dit-il à Alexandre.
Il mit la voiture en route, Alexandre ouvrit la portière.
Carlo vit dans le rétroviseur son fils qui s’en allait vers
le bout du quai, voûté, passant la main dans ses cheveux, balançant le bras
gauche.
Deuxième partie
Le feu d’artifice
16
Un matin, Dante Revelli vit le père sortir.
Il faisait une chaleur brumeuse, sans un souffle, et Dante
avait pédalé lentement le long de la mer qui n’était qu’une couche plus
onctueuse gris et bleu, qu’un ciel plus dense. À la hauteur du monument aux
morts,
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