Nice
après la montée de Rauba-Capéu, alors qu’il commençait à se laisser
aller en roue libre vers le port, un pneu avait crevé, et Dante avait continué
à pied, avec cette brutale sensation d’injustice que donne la perte inattendue
de la vitesse. Il marchait au bord du trottoir, poussant son vélo. Le blanc des
dalles du monument aux morts renvoyait vers lui une réverbération insolente,
dure, celle-là, qui heurtait Dante en plein visage, et il fermait à demi les
yeux, se souvenant de ce pot de peinture qu’il avait jeté, comme on crache,
contre ces murs coupés à angle droit, creusés de noms.
Immaculées, les dalles, effacée, la peinture. La surface
était de nouveau lisse, avec seulement les stries des lettres gravées, à peine
lisibles, blanches aussi, nervures qu’il fallait presque toucher du doigt pour
reconnaître les noms. Et qui reconnaissait ? Qui s’approchait jusqu’à
tendre la main, pour lire MILLO .
Sur quelle pierre avait-on creusé le nom de Clément ?
Les deuils s’étaient déposés au fond de chaque vie.
Françoise Clément traînait ses chaussures trop hautes, montrait ses lèvres
rouges. Louise prenait Lucien contre elle, elle caressait les cheveux de l’enfant,
et Dante la voyait fermer les yeux, se souvenir de Millo, sans doute. Au fond
de chaque vie, les deuils. On a oublié les remous nés de ces morts. Grandes
grèves de France, en 20. Ouvriers en armes devant la porte des usines, à Turin.
Marins des rues de Kiel ou de Hambourg portant les bandes de mitrailleuses
comme des couronnes autour de leur torse.
Puis, ici ou là, plus ou moins vite, ils avaient atteint le
fond de chaque vie. Et la surface de nouveau blanche, immobile comme l’eau du
port.
Souvent, le sentiment, chez Dante, que les tracts qu’il
distribuait, ces phrases qu’il dévidait – « Oh, Revelli, tu nous fais
une tête ! disait le cuisinier de l’Hôtel Impérial. Mais ça te rend
malade, la politique ? Vis un peu. Tu bois un coup ? » – Ces
mots, écrits, parlés, s’accumulaient au fond, et il faudrait des millénaires,
pour que, peu à peu, deuil après deuil, révolte après révolte, change la
surface.
Chaque fois, pourtant, Dante croyait que quelque chose
allait naître, qu’une vague allait demeurer, haute, mais quoi ? Chaque
fois, Sacco et Vanzetti grillaient sur leurs chaises de fer, comme ces souris
que Dante électrocutait dans leur cage et qui n’avaient qu’un soubresaut avant
de mourir. Alors, ces cris, Sacco Vanzetti, ces billes d’acier lancées
sous les sabots des chevaux des gendarmes, qui glissaient et se couchaient sur
le flanc, dans un hennissement, un bruit sourd, jambes brisées, ces camarades
qu’on arrêtait, Barnoin condamné à huit jours de prison ferme, Jean Karenberg,
qui avait le visage en sang, et même ce gendarme qu’on emportait couché sur une
civière. Quand ? Quand donc déferlerait la vague ? La vraie, celle
qui…
— Mais tu espères quoi ? demandait Lebrun.
Il buvait le lait par petites gorgées, recueillant avec
l’index la crème qui restait collée à l’intérieur du bol. Parfois, quand Dante
arrivait trop tôt à l’Hôtel Impérial, Lebrun restait un moment, l’écoutant qui
s’indignait. « T’as lu ? T’as vu ce qu’il a dit, Sarraut ? Le
commissaire, voilà l’ennemi. T’es pas du même camp que Sarraut ? »
— Écoute, Revelli…
Lebrun portait, été comme hiver, un gilet de laine. Il le
passait lentement.
— Tu me gardes le lait ? continuait-il sur un
autre ton.
Puis il regardait Revelli, soupirait :
— Tiens.
Il tendait la main vers la cigarette de Dante :
— J’ai pas le droit, mais une goulée…
Il aspirait longuement la fumée, la rejetait, les yeux
fermés, le visage levé vers le ciel, et il commençait à parler ainsi sans
changer d’attitude :
— Ah, Revelli, qu’est-ce que tu sais ? Écoute-moi.
Un, on va crever, moi, j’ai ça dedans.
Lebrun frappait du bout des doigts son sternum.
— Tu entends, dedans, le cadeau de ces messieurs,
Français, Allemands, Russes, messieurs les Chefs, une goulée d’ypérite pour le
soldat Lebrun. Un, donc, on va crever, toi un peu plus tard.
Il se frottait les mains.
— Pour le lait, Revelli…
— Eh, merde, ton lait !
Lebrun prenait son vélo.
— Deux, Revelli, deux, il y a les gros et les petits,
partout, avant, après, dans ta Russie, comme ici, il y a ceux qui commandent et
les autres, tu comprends ? Un…
Il
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