Nice
attends ?
Dante ne dit rien. Il serre les poings. Le monde, il devrait
être là, entre les doigts. Mais quand Barnoin entre dans la chambre, qu’il dit :
« Tu sais qu’ils ont voté… », qu’il raconte : « Karenberg,
le vieux, Frédéric, il nous a refait son numéro, Trotski, la liberté de parole
en U.R.S.S., tu parles ! La liberté, la démocratie, il n’a que ça à la
bouche. Les Russes, ils sont au pouvoir, maintenant. Oh, Dante, qu’est-ce que
tu as ? Tu m’écoutes ? »
Envie de lui montrer les mains, de dire : « Elles
sont vides. »
Dante ne répond pas à Barnoin. Il entend à peine. « À Changhai…
mais il va reprendre… » Dante a ouvert les yeux sur ailleurs. Il ose
rêver. Suivre l’ombre de cette femme, sa silhouette qu’entoure un halo, il
écoute sa voix étouffée. Il croit reconnaître Violette, mais elle porte, comme
Denise Raybaud, une robe à trois volants. Elle la lisse, doigts ouverts posés
sur les cuisses, là, sur les volants. Dante se réveille au milieu de la nuit,
le sexe douloureux. Il voudrait qu’éclate l’image de cette femme, que cesse le
mouvement des mains sur la robe. Il faudrait qu’il puisse regarder, reconnaître
les meubles, le portrait de la mère au-dessus de la commode, ou bien la photo
de l’équipage du Cavalier, le jour de l’appareillage, à Toulon, en août
1914. Mais ses yeux ne voient que noir et stries orangées. Il faut accepter de
rêver, marcher vers cette femme qui, tout à coup, se met à courir sur le pont
du Paillon, ou bien tendre la main à ce gosse brun qui joue sous les arbres
fruitiers, se perd entre des plants de tomates et revient chaque nuit. Dante
s’imagine que ce gosse c’est Lucien, ou lui, Dante, mais l’enfant, chaque nuit,
a un visage inconnu, il dit : « Ciao, pa… Ciao, pa. »
Dante se souvient. Sur le trottoir de la rue de la
République, il disait à son père les mêmes mots. Il se réveille. Il est en
sueur. Il déplace le bandeau sur les yeux, se lève pour toucher des objets,
oublier la femme, l’enfant, s’assurer que la commode existe et que le verre
d’eau est là, à portée de main. Il boit. Il parle à mi-voix, pour s’entendre :
« Demain, je me rase, je sors, Lucien m’accompagne, je… » Voix,
projets, on retrouve pied. Mais la nuit dure. Dante doit s’allonger, ne pas
bouger, et les scènes brèves affleurent de nouveau, rêve, souvenir, comme ces
taches mordorées à la surface de la mer quand le mazout s’est répandu.
Violette est venue le voir. Elle a tiré la chaise contre le
lit.
— Tu fumes ? demande-t-il.
— Tu en veux une ? Mais elles sont douces.
Le claquement sec d’un boîtier, ouvert, fermé. Elle lui
prend la main, y glisse une cigarette.
— Je te l’allume ?
Il refuse. Sent la chaleur de la flamme du briquet devant
son visage.
— Tu es toujours…, demande-t-il.
— Mannequin ? Fini.
Elle doit croiser les jambes. Ses talons heurtent le bord du
lit.
— Tu fais quoi ?
— À la Victorine, aux studios.
— Le cinéma ?
— Un peu.
— Ça va ?
— Oui, oui.
Ils se taisent. Elle ouvre son sac, le ferme.
— Je vais partir, dit-elle.
Et tout à coup les phrases, une poussée dans la poitrine qui
oblige Dante à se redresser, à s’appuyer au dossier du lit.
— Tu sais, commence-t-il, tu peux pas vraiment savoir,
tu…
Elle recule la chaise, se lève.
— Je ne suis pas venue ici…, dit-elle.
Il saisit la robe, puis son poignet.
— Reste, reste, c’est pas de toi, c’est moi.
Il dit :
— Depuis que tu es partie…
C’est à ce moment-là, il le sait maintenant, alors qu’il
parle à Violette, qu’a commencé en lui ce lent travail, cette sensation,
parfois, quand il rentrait d’une réunion, d’être un de ces ivrognes que les
femmes ont quittés ou qu’elles n’ont jamais rejoints, et qui boivent parce
qu’ils sont seuls.
— Depuis que tu es partie…, reprend-il.
Il s’interrompt.
— Tu ne vis pas seule ?
Elle hésite, elle doit répondre d’un mouvement de tête.
— Tu as raison, tu as raison. Mariée ou pas, qu’est-ce
que ça change si on n’est pas seul ?
Violette lui prend la main, la serre.
— Tu comprends, dit-il, j’ai les camarades, mais au
fond… Devant les yeux de Dante, sous les arbres fruitiers, cet enfant brun qui
se retourne : « Ciao, pa », dit-il.
— Antoine se marie, dit Dante.
— Je sais, dit Violette.
Elle a parlé lentement, sa
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