Nice
de pierre dans le creux d’une ondulation figée.
— Tu sais…, dit-il.
Et ce qu’il croyait immobile en lui, comme les lignes de
relief que le temps arase mais ne déplace plus, se remit brusquement à bouger,
glissements lents, d’abord, qui faisaient apparaître le visage du père, dans la
voiture, sur le port, quand Alexandre avait choisi d’aller vers ce groupe de
manifestants qui se rassemblaient. La première rupture jamais effacée, leurs
yeux qui s’évitaient, toute une stratégie de gestes et de mots, à table, dans
le jardin de Gairaut, au moment du café, quand Mafalda venait avec les tasses,
donnait le sucrier à son frère, et Alexandre, après s’être servi, au lieu de le
tendre à son père, le rendait à Mafalda. Carlo Revelli buvait rapidement et ne
fumait plus son cigare dans le jardin comme par le passé. Il rentrait sans dire
un mot.
— Qu’est-ce que vous avez tous les deux ?
demandait la mère. Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Alexandre se levait à son tour :
— Je dîne pas ici ce soir, disait-il.
Il sentait, quand il commençait à descendre la route de
Gairaut, penché sur le guidon de sa bicyclette, le regard du père, ou bien l’imaginait,
car il ne se retournait pas, pédalant vite, se refusant à freiner dans les
tournants raides, et chaque coup de pédale était un défi lancé malgré la peur,
pour que se brise cette vitre dressée entre eux, qu’éclatent en un cri leur
douleur et leur colère.
Mais Alexandre n’avait jamais eu d’accident, et, en octobre
27, quand il était parti pour Paris, son père était absent, sur un chantier, du
côté de Menton.
— Il t’a envoyé une voiture, disait Anna Revelli.
Elle pleurait comme à chacun des départs d’Alexandre, elle
l’accompagnait jusqu’à la route :
— Avec ton père, disait-elle, vous auriez pu…
Pas de guerre ouverte entre eux, mais de savantes dérobades,
tout un langage du silence pire que l’insulte. Quand Alexandre avait reçu le
mandat, celui que, depuis son séjour à Paris, son père lui envoyait
ponctuellement, il l’avait retourné à sa mère. « Je me débrouille. »
Un autre mandat le mois suivant, qu’il renvoyait aussi.
Aux vacances 28, il n’avait séjourné que quelques jours à
Nice. À table, Alexandre surprenait le regard de son père, mais dès que l’un et
l’autre se sentaient découverts, ils baissaient la tête, et c’est Mafalda ou
Anna qui interrogeait Alexandre :
— Tu ne restes pas ? disait sa mère. On ne te voit
plus maintenant. Ce Paris, ce…
— Il est architecte. Nous…, commençait Mafalda.
— Tu es une idiote, répondait Alexandre à sa sœur.
Il avait décidé de visiter l’Italie, et quand il avait fait
part du projet, à la fin d’un repas, Carlo, sans lever la tête :
— On est de Mondovi, nous autres. Il y a sûrement
encore des Revelli, là-bas.
Répondre. Dire : « J’irai voir. » Mais les
mots manquent. Pourquoi ?
Alexandre marche derrière Nathalie. Il s’arrête, sa femme se
retourne. Ils regardent vers Saint-Paul. La perspective a changé. Fouillis d’arbustes,
des chênes verts, quelques noisetiers, des ronces, des souches d’oliviers qui,
parfois, sont couronnées d’un rejet vivace. Désordre du relief, des vallons,
entailles étroites aux pentes abruptes sous un moutonnement crépu de
végétation.
— Tu sais, reprend Alexandre, je me demande pourquoi,
avec mon père, je n’ai jamais pu parler ? Pourtant…
Peut-être aurait-il suffi de dire : « Je vais
passer par Mondovi. Je demanderai. J’aimerais connaître la ville d’où vous êtes
partis, toi et tes frères. »
Au contraire, quand la mère interrogeait Alexandre :
— Tu iras au Piémont ? C’est beau, il y a des
arbres comme on n’en voit pas ici.
Quand Carlo Revelli ajoutait, le visage tourné vers Mafalda,
semblant ignorer son fils, alors qu’il ne parlait qu’à lui :
— Mon père, disait Carlo, ton grand-père, il était
bûcheron, et moi aussi, j’ai commencé comme ça. On a peur, tu attends que ça
craque, là, juste devant toi, à la base, et tu te demandes toujours de quel
côté ça va tomber. Parce qu’on a beau être sûr…
Quand Alexandre avait pu parler, les phrases libérées enfin,
lui aussi affectait de ne s’adresser qu’à sa mère :
— Oui, le Piémont, disait-il. Mais je n’aurai pas le
temps. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les arbres, ce sont les grands
monuments,
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