Nice
as lu les nouvelles ? En U.R.S.S., ça va être
le massacre de la vieille garde bolchevique, Staline… Et vous, ici, vous
croyez, parce que, avec vos deux pour cent en plus, parce que vous avez la majorité
parlementaire, que ça va changer ? Mais Staline va vous mener par le bout
du nez, vous lâcher, vous étrangler.
Jean a laissé retomber la moto.
— Tu m’emmerdes, hurle-t-il, tu m’emmerdes ! On se
bat, et toi tu joues les Cassandre. Un émigré russe comme les autres, ceux
d’après la Révolution. Pourquoi as-tu quitté la Russie ? Vous êtes venus
ici, vous étiez au chaud, ça vous permettait d’être libéraux sans rien foutre,
sans craindre la police tsariste. Les autres, Staline, ils n’étaient pas sur la
Côte d’Azur, mais en Sibérie, tu entends ? Alors tu m’emmerdes, tu
m’emmerdes !
Frédéric Karenberg n’a pas bougé. Jean a envie de frapper
sur son visage, pour qu’il crie, pour qu’il s’emporte.
— Tu m’emmerdes, répète-t-il.
Il fait hurler le moteur de la moto.
— Ne vas pas trop vite, dit Frédéric.
Jean Karenberg accélère sur le boulevard de Cimiez. « Merde
merde merde. » Il conduit sa moto d’instinct, regarde à peine la chaussée,
dérape, redresse. « Vieux con. » Et ces images, ce 1 er Mai
36 sur la place Rouge, ces portraits d’un Staline débonnaire comme un dieu
juste. Ça, le socialisme ?
Merde. Ces brochures que Frédéric Karenberg tendait à son
fils, laissait sur l’escalier, tous les tournants de l’internationale communiste
qu’elles dénonçaient : un jour, les socialistes sont des fascistes ;
le lendemain, des camarades à qui il faut donner la main. Un jour, il faut
détruire l’armée française, et crier, après le voyage de Pierre Laval à Moscou :
Vive l’armée ! »
Pour des cons. Ils nous prennent pour des cons.
Les autres, Barnoin, Barel, ces camarades que Jean va
retrouver, que savent-ils ? Ils vivent dans un univers à une seule
dimension. Croyants. Religieux. Merde. Jean en veut à son père de lui avoir
gâché le banquet de la victoire.
Il entrait au Palais des Fêtes. Foule populaire et
enthousiaste, des camarades reconnaissaient Karenberg. « Oh, Jean ! »
On le salue du poing, il passe au milieu des tables, on le retient. « Eh,
tu trinques ? »
On lui offre un verre. C’est Bartoli, un jeune ouvrier
mécanicien, qui montre Karenberg à ses voisins. « Lui, c’est un écrivain.
Avec nous les artistes. » Il lève le poing. Karenberg s’est assis à la
tribune, à l’extrémité de la longue table. Les discours, Gabriel Péri, Raffin,
Barel, le bruissement de la foule, puis Barel dit : « En cortège,
nous allons… »
Jean est entré dans les rangs, Barnoin près de lui. Ils
chantent tous, ils marchent vers la gare, ils accompagnent Barel au train de
Paris, pour la première séance de la nouvelle législature élue pour cinq ans.
— Dans cinq ans, en 41, dit Barnoin, tu verras si on a
encore besoin d’élections.
Il reprend le refrain : L’Internationale sera le
genre humain…
— Dans cinq ans, dit Jean, qui peut prévoir ?
Mais Barnoin n’écoute pas, il chante, il gueule avec les
autres tout en remontant l’avenue de la Victoire.
27
Violette Revelli avait découvert l’aube et la mer.
Depuis un an elle vivait avec Sam Lasky. Il la réveillait au
moment où le soleil effleure les remparts de Saint-Paul. D’un grand geste il
tirait le rideau de l’atelier, tintement des anneaux de cuivre sur la longue
barre, et les collines devant Violette, la brume dans le creux, cette vasque
encore grise entre les ondulations couvertes d’oliviers. Souvent Sam
s’agenouillait près du lit, posant sa bouche sur le sexe de Violette, lui
caressant les cuisses, et elle regardait vers la mer l’horizon qui s’ouvrait
peu à peu. Elle se cambrait, fermait les yeux, prenant le visage de Sam entre
ses mains, répétant son nom, et quand il se redressait, traversant l’atelier,
qu’elle se levait aussi, le soleil occupait tout l’espace, de la mer aux
remparts.
L’été, ils déjeunaient sous la tonnelle, devant l’atelier,
puis ils partaient pour la mer par des routes encore désertes. Parfois, un horticulteur,
debout devant ses serres, se retournait pour voir passer cette voiture
décapotable que Sam Lasky conduisait trop vite. Un bain près des pêcheurs quand
l’eau matinale a encore le goût frais de la nuit. Sam nageait longuement,
Violette somnolait,
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