Nice
sont bons. Ils nourrissent
bien. Ils payent juste. Toi, moi, nous avons de la chance.
Ils commençaient à entendre la voix de Luigi, plus assurée.
Puis il y eut des applaudissements et il reprit le refrain.
— Le soir quand je me couche, je sais que le lendemain
et encore le lendemain, je mangerai et tant que je pourrai travailler, il y
aura à manger pour moi chez les Merani.
— Il chante encore, dit Vincente.
Lisa s’arrêta, se retourna, lui fit face.
— Qu’est-ce que tu crois, qu’on le nourrit pour rien ?
— Pas ça, dit Vincente.
— Tu es fier ?
— Non, non.
Vincente secouait la tête, répétait pour lui-même ce non
modeste, calme.
— Sois fier dedans, dit Lisa. Ils n’aiment pas qu’on
soit fier dehors.
Déjà la lumière des lampes éclairait le chemin. Luigi avait
cessé de chanter et ils entendirent Madame Merani qui répétait : « Lisa,
mais où est passée Lisa ? »
Lisa se baissa, rassembla ses jupes, commença à courir.
— Ne rentre pas, dit-elle, s’arrêtant un instant, va
faire le fier.
Vincente devinait qu’elle souriait.
— Je ferai travailler Luigi.
Elle s’éloigna vite.
Vincente la rattrape, lui saisit le bras.
Ils étaient dans la lumière. Elle le regardait droit dans
les yeux, avec l’expression qu’elle avait quand elle s’était retournée, le
premier jour qu’il l’avait vue, astiquant les poignées et le heurtoir de cuivre
de la porte, rue Saint-François-de-Paule.
— Je veux me marier avec toi, dit Vincente.
Elle ne bougea pas. Le pli qui partageait son front
paraissait à Vincente plus profond.
— Tu me diras cela demain matin, dit-elle d’une voix
grave.
Un à un, elle souleva les doigts de Vincente qui serraient
son bras et les tint un moment dans sa main. Puis elle courut sans se retourner
vers la tente. Vincente la vit qui se penchait vers Madame Merani.
Il hésita mais il sentit qu’il ne pouvait pas retourner
là-bas ce soir, entre ces murs, entre ces voix, sous ces regards. Il descendit
donc vers la ville, longeant le mur de pierre de la propriété de la comtesse
d’Aspremont. Il faisait nuit noire, c’était la campagne avec les chiens qui de
loin en loin aboient, le froissement des feuilles et le refrain d’une eau
courante. Il marchait vite, courant parfois, s’essoufflant, reprenant le pas.
Place Beatrix, devant le chantier de la nouvelle gare, des gardiens assis
autour d’un feu de bois, le regardèrent passer avec suspicion. Après le pont du
chemin de fer, l’avenue de la Gare était éclairée, et au loin, au bout de cette
longue ligne droite, Vincente distingua déjà les becs de la place Masséna. Pour
la première fois depuis qu’il était arrivé à Nice, il était seul, la nuit,
libre. Quelques fiacres stationnaient encore devant le casino, les cochers
somnolents, appuyés à leurs fouets. Les lumières, comme un incendie contenu
derrière les baies du premier étage du casino et quand tournaient les portes à
tambour, sous les arcades, le reflet d’une flamme, éclairaient la chaussée.
Vincente resta un moment devant l’entrée. Il était en bras de chemise, et le
portier de sa main gantée de blanc lui fit signe de s’écarter. Vincente
s’appuya à l’une des colonnes. Le portier s’approcha. Il portait une
houppelande noire comme celle des conducteurs de diligence, mais elle était
ornée ainsi que le haut chapeau noir, de parements dorés.
— Tu ne peux pas rester là, dit-il. Tu ne peux pas.
— Je ne fais rien, dit Vincente.
— On te voit.
— Je regarde.
— Mets-toi plus loin.
Il devait avoir une quarantaine d’années, des favoris
touffus couvraient les mâchoires. Vincente restait appuyé, immobile. Le portier
le poussa du plat de la main sur l’épaule.
— On te voit ici, répéta-t-il.
Vincente, brutalement, lui donna un coup de pied dans les chevilles,
de toute sa force, cela il le comprit plus tard, parce que le coup était parti
sans même qu’il le sache, comme un réflexe, mais il le sut alors qu’il courait
sous les arcades de la place, puis dans la rue Saint-François-de-Paule
cependant que le portier hurlait : « Si je te retrouve. »
Vincente entra dans la cour de la maison Merani, repris son souffle, adossé au
portail de l’écurie. Hésitant un moment, il sortit, marcha vers le port par les
rues de la vieille ville que traversaient parfois de gros rats paisibles, qui
allaient, ondulant sur leurs pattes, d’un tas d’ordures à un
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