Nice
pétillant.
— Écoute-moi Revelli, un ouvrier ça doit boire, j’en ai
vu passer, des dizaines, je me souviens de tous, crois-moi, un ouvrier qui ne
boit pas c’est mauvais signe, il va lui arriver quelque chose, et qu’est-ce que
tu veux qui arrive à un ouvrier ? Du bien ?
Elle fouilla longuement dans les poches de ses jupes, en
sortit un cigare enveloppé dans un morceau de papier journal.
— J’en ai qu’un, dit-elle, je le fume.
Elle enleva le verre de la lampe, la main protégée par un
pan de sa jupe, elle aspira longuement, s’assit en face de Vincente, de l’autre
côté de la table.
— J’ai connu comme ça un marbrier. Un artiste, il
savait lire. Le marbre, il en faisait ce qu’il voulait, des fleurs, des
lettres, Rossi, tu vois, le nom même je me souviens. Il se mettait dans la
cour, une plaque blanche entre les jambes – Madame Oberti écartait les jambes,
dessinait de ses mains dans l’espace, la plaque – et il taillait, des
petits coups, pour lui, il travaillait pour lui. J’y reviens, je sais où je
vais, il ne buvait rien, jamais. Il était propre, il se lavait tout le temps,
il cousait ses vêtements, pas un bavard, il lisait. Un artiste. Un jour il est
parti, il m’a payé jusqu’au dernier sou, des pensionnaires comme ça on s’en
souvient. Je sais qu’ils l’ont tué, à Florence, je sais pas ce qu’il avait
essayé, les autres ne me l’ont jamais dit, mais il ne buvait pas, il lisait des
journaux comme ça.
— Mon frère ? demanda Vincente.
— Ils sont deux, il y a lui, et un autre Sauvan, ils
savent lire, et Sauvan boit encore moins que ton frère, rien pas une goutte,
ton frère il trempe ses lèvres, pour me faire plaisir, tu vois ?
Elle poussa le journal vers Vincente.
— Il vaudrait mieux qu’ils boivent, un ouvrier ça doit
boire. Pas trop, mais ce qu’il faut.
Vincente la laissait parler de Carlo. La fatigue, la
chaleur, le vin, l’engourdissaient et il prenait plaisir à découvrir Carlo à
travers cette femme, mais brusquement, peut-être ces lettres noires.
— Il n’est pas mort ?
Mme Oberti haussa les épaules.
— Ton frère ? Il sera dur à tuer.
Elle achevait son cigare, les coudes appuyés sur la table,
une main tenant son menton.
— Remarque, ils en ont tué de plus forts que lui.
Dis-lui qu’il boive un peu. Ça le calmera.
Madame Oberti se tut un long moment, puis versant à boire à
Vincente, elle expliqua enfin :
— Le commissaire est venu, il y a deux jours, tu sais
ils viennent toujours le matin, il avait quatre gardiens avec lui, ton frère et
Sauvan n’étaient pas encore partis, ils les ont pris tous les deux, ils ont
trouvé les journaux, ils savent tout ; avec ces élections, ils avaient
peur ; alors tous les anarchistes, ils les ont pris, partout, ils les gardent
quelques jours, comme ça ils sont sûrs, tu comprends, après ils les relâchent.
Sauvan, il a ses habitudes là-bas, ton frère, ils peuvent l’expulser. Il est
italien. Mais il a rien fait, il s’est rien passé, le docteur Merani a été élu,
ils vont le relâcher demain, tu verras. Tu veux boire encore ?
Il refusa.
— Comment tu as su ? Tu as senti ? On sent, y
a des jours comme ça, on devine.
Madame Oberti se levait. « Tu es fatigué ? »
Elle lui caressa la nuque.
— Viens petit, viens, tu vas dormir dans le lit de ton
frère.
Madame Oberti prenait la lampe, éclairait le couloir,
ouvrait une porte. Quatre lits vides. Elle montra celui de Carlo, au-dessous de
la fenêtre.
— Y en a deux qui sont en prison, deux au bordel. Ils
auront bu, ils vont te réveiller en rentrant.
Vincente s’allongeait sur le lit. Il retrouvait l’odeur de
Carlo, cette sueur qui imprégnait la couverture, l’odeur du lit, là-bas, dans
la pièce près de la cuisine quand ils dormaient tous les trois, les frères Revelli,
côte à côte. Il voulait dormir. Depuis deux jours, il était comme ces morceaux
de chiffon qu’on tend pour qu’ils se déchirent.
— Dors, dit Madame Oberti.
Elle soufflait la lampe.
— Ils le relâcheront demain, tu sais.
Vincente se tourna contre la cloison.
— Dors, répéta-t-elle encore.
Au bien que lui faisait cette voix, Vincente sut qu’il avait
besoin de vivre avec une femme. Et il fut heureux d’avoir parlé à Lisa.
7
Ils se marièrent le 12 avril 1890 à l’église du port. Madame
Merani avait donné à Lisa une ample mantille de dentelle noire. « Je ne
l’ai presque
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