Nice
la
bicyclette.
— Giovanna, Rafaele, je leur ai rien dit. Ils
n’aimeraient pas, et au fond, nous, on peut très bien le garder.
Pendant près d’une semaine Violette s’était tue. Elle s’en
voulait d’esquiver les questions de Sam quand il se retournait, abandonnant la
toile.
— Toi, qu’est-ce que tu as ? demandait-il en
s’approchant.
Honteuse de se taire, de ne pas oser s’interroger comme si
elle voulait créer une situation ambiguë, là où il n’y aurait dû avoir qu’un
acte simple. Curieuse d’elle-même aussi, de ce trouble qu’elle ressentait, se
demandant si elle n’attendait pas volontairement quelques jours pour que naisse
en elle, précisément, ce malaise ; pour que Rafaele Sori, s’il devait
venir – et elle savait que Sam accepterait – occupe déjà là une part
profonde d’elle-même.
— Mais enfin, disait Sam quand elle lui expliquait, je
vais le chercher tout de suite.
Il enlevait sa blouse. Il était torse nu, frottant les
éclaboussures de couleur qui, par l’échancrure du col, griffaient la peau.
— Tu sais ça depuis combien de temps ?
Il s’interrompait, passait un pull-over, et quand son visage
reparaissait, il grimaçait, la bouche encore prise dans l’encolure.
— C’est ça ? Tu as peur du héros. Je sentais bien
depuis quelques jours.
Sam marchait vers elle, la prenait par la taille :
— Tu as peur.
Grave, les yeux larges, comme si passait sur eux une brume,
lassitude, mélancolie.
— Il ne faut jamais avoir peur d’aimer, jamais.
Elle se laissait aller contre lui, contre sa poitrine, elle
avait envie de pleurer.
— Sam, Sam, c’est idiot.
Il la soulevait.
— Tu es idiote.
Il tournait avec elle, la posait sur le lit.
— Tu as fait l’amour avec lui ?
Elle bondissait, criait : « Mais je ne le connais
pas. »
— Et avec moi ?
Rafaele vivait à Saint-Paul depuis une vingtaine de jours.
Il tentait de marcher seul, avançant une jambe, s’arrêtant comme le font les
automates. Hostile et silencieux d’abord, crispé, répétant : « Merci »,
et Sam un jour avait lancé :
— Merde ! À partir de ce moment, chaque fois que
vous dites merci, je réponds merde.
Il tendait la main vers Rafaele.
— Vous êtes d’accord ?
Ils avaient tous deux éclaté de rire, Rafaele grimaçant tout
à coup.
— Ne me faites pas rire, disait-il, ça secoue dedans.
Sam le saisissait par son corset, le soulevait, l’aidait à
s’asseoir dans le fauteuil sur la terrasse.
— Chaque fois, disait Sam, chaque fois que je vous
regarde, je pense à ce film, attendez.
Il mimait Eric von Stroheim, ces mouvements saccadés,
rotation de la tête sur le corset d’acier, geste de la main portant lentement
la cigarette aux lèvres, puis, tourné vers Rafaele, il disait avec l’accent
allemand :
— Mon cher capitaine, nous sommes les héros de la
grande illusion.
Violette riait, mais Sam devenait grave.
— Vous ne racontez guère, disait-il en rentrant dans
l’atelier. Mais qu’est-ce qu’on peut dire de la guerre ?
XII e Brigade internationale Garibaldi. Salut le
poing dressé. Compagni, camarades ! Le commissaire politique est
debout sur une chaise : Compagni ! L’artillerie, tambour qui
vibre sur les hauteurs. Soif. L’air en feu. On entend le grincement des
chenilles de tank. « Sori, Sori, i nostri, nos tanks ! », crie
un camarade. Les champs s’étendent, herbe jaune entre les murets de pierre,
damier de la vie et de la mort, une touffe monte, une autre s’épanouit, et tout
à coup les flammes qui courent à hauteur d’homme, les champs qui grésillent, et
des poings, là-bas, dans l’incendie, qui se lèvent et s’ouvrent avant de se
recroqueviller dans l’herbe carnivore. Compagni,
camarades !
La XII e Brigade Garibaldi
attaque Villafranca del Castillo. Hier, elle combattait devant Caspe.
— Nous, commençait Rafaele, de la Garibaldi, quand ils
ont foncé vers Brunete, on devait prendre Villafranca del Castillo, la chaleur
c’était pire que tout. Les herbes, les obus ont explosé dedans.
Ce feu, la fumée qui tombait après, quand le champ jaune
était devenu noir, et les pierres elles-mêmes, et les casques retournés, urnes
où se mêlaient la terre et la peau.
Rafaele n’allait pas jusqu’au bout d’une phrase, comme si
les premiers mots lui avaient échappé et qu’il tentât de les recouvrir par un
long silence.
— Ça, disait-il alors que Violette et Sam
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