Nice
partageant avec le bout
de la fourchette les morceaux de poisson, secouant la tête :
— C’est tout ça.
Il montrait les restaurants. Les tables envahissaient les
quais depuis la darse jusqu’à la plage. Rires et bruits de voix, une chanson
qui venait du fond de la salle.
— On arrive de là-bas. À Madrid…
Au ras des toits, des oiseaux ailes tendues.
— Les avions, l’autre jour, continuait Philippe. Un
patronage, les gosses, et tous ceux-là…
Touristes, dîneurs. Certains avaient suspendu leurs
casquettes au dossier de leur chaise.
— Ils ont voté pour le Front populaire, pour Blum, ils
sont contents, ils imaginent.
— Blum, dit Violette, ce n’est plus Blum, ils savent
bien.
Sam, Alexandre, qui, après la démission de Blum, s’étaient
heurtés, Sam hurlant, son visage qui paraissait s’aplatir, le nez écrasé :
— On ne démissionne pas, criait-il. Ou alors ce n’était
pas la peine. La politique, je m’en fous, mais quand je vois ça. Votre Blum,
Alexandre, c’est une ballerine, une coquette, ce n’est pas un homme politique.
Alexandre élevait la voix au fur et à mesure qu’il répondait :
— La démocratie, bien sûr, vous ne savez pas ce que
c’est ? On démissionne et on revient. Hier, place Saint-François, j’ai vu,
il y avait vingt mille personnes qui criaient, à Nice, vingt mille personnes :
« Le Front populaire continue. » Parce qu’il continue.
Sam avait entraîné Violette, claqué la porte.
Violette racontait à Philippe qui marchait maintenant le
long de la grève, vers le fond de la rade de Villefranche. Violette tenait son
bras qu’il laissait ballant.
— Ça me fait plaisir de te voir, disait-elle. Philippe ?
Elle lui secouait le bras.
— Philippe ?
— Ça va venir ici, disait-il, en lui saisissant la
main, tout, les bombardements, les exécutions.
Il lui faisait face.
— Quand tu les écoutes, là-bas, tu le sens.
Philippe prenait les épaules de Violette :
— Il faudrait que tu partes.
Elle se dégageait, d’un mouvement lent et doux, comme on
retire d’une plaie, la lame.
— Protège-toi, disait-il.
Quand Antoine lui avait expliqué, sur ce talus de chemin de
fer, en face des studios de la Victorine, que Rafaele Sori venait d’être
rapatrié, qu’il était blessé, brûlures aux avant-bras, éclats dans la poitrine,
le dos labouré de sillons.
— Il est chez nous, disait Antoine. Il va bien. Mais tu
as vu, à quatre, c’est pas grand. Vous, dans votre milieu, il y a sûrement des
gens…
Antoine roulait une cigarette. Dans les plis des doigts,
autour des ongles, enfoncé dans chaque pore de la peau, le blanc du plâtre, ces
doigts larges des ouvriers que Violette connaissait si bien, doigts de Sam,
aussi, tachés de couleur ou couverts d’une fine poussière de métal. Elle aimait
ces mains-là. Philippe, la plupart de ceux qu’elle côtoyait, metteurs en scène,
assistants, ils avaient les doigts longs, fins, et cette minceur fragile qui,
au début, l’avait séduite, elle la trouvait fade maintenant, comme ces
conversations, toujours les mêmes, qu’on a autour d’un scotch, à la Grande
Bleue ou à Juan-les-Pins, après le tournage.
— Dans votre milieu…, reprit Antoine après avoir
rallumé sa cigarette.
Un briquet plat à la flamme fumeuse. Il suffisait de cela
pour que Violette soit émue, qu’elle pense au père, à Dante.
— Les artistes, les écrivains, continuait Antoine, on
dit qu’ils sont tous pour l’Espagne. J’ai pensé, peut-être si quelqu’un pouvait
recevoir Rafaele…
Elle allait dire : « On va le prendre à
Saint-Paul. La maison de Sam… » Mais elle se taisait, le souvenir du
baptême de Roland, le fils de Dante, elle s’avançait vers Rafaele Sori, disait :
« Je l’enlève. » Quand elle avait revu Rafaele chez Antoine, la
manière dont il la regardait, la phrase de Philippe aussi : « Tu as
quitté Sam Lasky ? »
Elle répondait à Antoine :
— C’est sûrement possible. Sam a une très grande
maison.
Elle était gênée, elle devinait qu’Antoine percevait ce
malaise. Il se levait trop vite, éteignait sa cigarette entre ses doigts, puis
plaçait le mégot dans une petite boîte métallique. Il surprenait son regard
enfouissait la boîte dans la musette :
— Le tabac, c’est meilleur quand on a déjà fumé un peu.
Il est plus fort, expliquait-il.
Il l’accompagnait à pied jusqu’à la voiture, poussant
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