Nice
père, à la banque, tous les
jours, ils viennent prendre de l’argent. Ça, s’ils attirent la guerre.
La guerre. Louise s’essuyait les yeux, faisait glisser les
gances dans l’huile brûlante, elle ne les écoutait plus. La guerre. Le bruit du
train de blessés, en septembre 1914, et quand elle les avait vus, raidis, elle
avait su que Millo serait l’un d’eux, un jour, que peut-être déjà… La guerre.
Le grésillement de l’huile dans la poêle et ce souvenir de la vapeur qui fuse
sous les wagons où l’on aperçoit les blessés, chuintement qui couvre aussi les
voix.
— Qu’est-ce que tu as ? demande Violette.
Elle s’est approchée de Louise, s’est penchée pour voir ses
yeux. Louise secoue la tête, elle n’a rien, peur seulement, mais comment le dire ?
Violette prend sa sœur contre elle, l’entraîne dans le couloir, puis dans la
chambre, et le désespoir de Louise s’ouvre comme un mur qui cède :
— Si jamais il doit repartir, Lucien…, commence-t-elle.
Elle s’assied sur le lit, Violette près d’elle. Elle dit les
maladies de l’enfant, ses cris quand on lui posait les ventouses, qu’elle
plaçait le cataplasme de farine de lin. « Une fois, je l’ai brûlé. »
Elle pleure. « Si maintenant on me le prend, à quoi ça sert, je pourrai
pas, je pourrai pas. »
Elle répète, petite fille qui a tellement peur qu’il
faudrait la bercer jusqu’à ce qu’elle s’endorme, consolée, rassurée. Mais que
lui dire, puisqu’on peut le lui prendre, son fils, comme on a pris Millo ?
C’est Sam qui a raison. Pour savoir vivre, il faut savoir
mourir, accepter que les autres meurent.
— Mais non, mais non, dit Violette, il n’arrivera rien.
Tu sais, ils parlent, mais la guerre… Et puis, même si…
— Tu vois, toi aussi tu dis qu’on l’aura.
Louise se tasse sur elle-même, la poitrine comme absorbée,
le visage baissé sur les mains.
— Allons, dit Violette, tu crois que maman, quand
Dante, qu’il pouvait tous les jours mourir, pendant quatre ans, et elle
s’occupait de nous.
— Elle en est morte, dit Louise.
Violette se lève, tire Louise à elle. Elle dit :
— Tu sais bien que c’est cette grippe.
— Elle en est morte, répéta Louise.
Violette n’a plus la force de répondre. Elle n’est plus
sûre. L’inquiétude, peut-être, comme un acide qui chaque jour corrode, et vient
le moment où il suffit de si peu, une toux, pour que le corps s’effrite.
Violette les retrouva dans la cuisine, parlant fort,
Vincente et Rafaele paraissant seuls s’être aperçus de l’absence de Louise. Vincente
demandant à voix basse : « Qu’est-ce qu’elle a ? » Violette
le rassurait, passait sa veste, les embrassait.
— Votre blessure ? demandait-elle à Rafaele.
— Bien, disait-il. Je travaille avec Antoine. Ça va.
Dans la chambre, elle se penchait vers Louise :
— Tu vas les inquiéter, disait Violette.
Louise se levait, semblant reprendre conscience :
— Tu t’en vas ? demandait-elle.
— Pour eux, répétait Violette, pour Lucien, je t’en
prie.
Elle essayait, Louise, depuis Noël, de retenir ce cri. Le
matin, dès qu’elle le pouvait, quand elle était sûre que Vincente ou Lucien ne
s’étonnerait pas de l’heure trop matinale, elle se levait. Elle lavait les
tommettes, elle se dépêchait comme si elle avait eu la charge d’une famille
nombreuse. Elle mettait le linge à tremper, préparait les repas, allait
jusqu’au marché aux poissons, parce qu’elle pouvait ainsi entrer dans la
cathédrale, mettre un cierge à sainte Thérèse, prier. Parfois, son inquiétude
devenait colère. Elle passait d’une pièce à l’autre : « Qu’est-ce
qu’on peut faire ? Ils vont pas les prendre encore ? »
Mais les événements survenaient, ronds, lisses, ils
roulaient vers elle depuis une mystérieuse origine, avalanche qu’on fuyait mais
qui vous rattrapait toujours, choisissait, au nom de quelle loi, ses victimes,
toujours les mêmes. Louise reconnaissait la rumeur sourde, quand le sol se met
à trembler, que les troupes défilent, frappant du talon, et le 14 juillet 39
c’était une grande parade. Voici que, impressionnant, s’avancent les
mastodontes d’acier, les tanks lourds, ce bruit… La voix du speaker était
recouverte par un vrombissement qui remplissait la cuisine. Nos bombardiers
viennent de survoler les Champs-Elysées, nos pilotes… Musiques. Discours.
Bals. Et les journaux. Ces mots comme
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