Nice

si le temps ne s’était pas écoulé : Avec
les Allemands, lisait Louise dans l’Éclaireur, il faut employer la
manière forte. On creusait des tranchées au jardin d’Alsace-Lorraine, à
Saint-Roch, le long du boulevard Dubouchage, à Sainte-Hélène. La préfecture
dressait la liste des réquisitions éventuelles. Le mot guerre qu’on retenait
encore, mais il donnait des coups sourds. Chacun doit penser, si les
circonstances l’exigent, à remplir son devoir, dans l’ordre et le calme. Louise reconnaissait cet acharnement de la guerre, et, parfois, le mot perçait,
faisant craquer les palissades : Et si une guerre venait à éclater
contre la France, nous serions les premiers à combattre le fascisme en Italie
même. Louise passait devant le cinéma Politéama, place Garibaldi, écoutait
cette voix : Si la guerre… nous, les antifascistes italiens… qui
venait jusqu’à elle. « C’est Pietro Nenni, un socialiste, disait quelqu’un
devant l’entrée. Ah ! si la guerre… »
    Et, mufle noir et rouge, elle était là, piaffante.
    Il semblait que le silence, tout à coup, s’établissait,
chacun la regardant en face. On l’avait désignée tant de fois, attendue,
guettée. Les portes ouvertes, brusquement, on la fixait sans y croire, cette
force inconnue qui surprenait. Dante, lentement, faisait tourner les boutons de
la T.S.F. :
    — De fausses nouvelles, disait-il, on en a entendu.
Avec ce poste, on devrait prendre Moscou.
    Le pacte de non-agression germano-soviétique qui vient
d’être signé à Moscou, entre les représentants… Le camarade Molotov et le
ministre des Affaires étrangères du Reich, Ribbentrop…
    La voix, ensevelie parfois.
    Dante murmurait :
    — Il faut comprendre. On sait pas tout.
    Il embrassait sa sœur, son père, distraitement :
    — Tu crois que, demandait Vincente, ils vont…
    — Qu’est-ce que tu veux que je sache ? hurlait
Dante.
    Il les quittait. Vincente cherchait le Poste-Parisien.
    Après le pacte conclu entre les ennemis d’hier, les
capitales se concertent. À Varsovie, on se félicite de la position britannique…
Le pacte entre la Russie de Staline et l’Allemagne de Hitler… Le discours que
le Chancelier doit prononcer à propos de la question de Dantzig…
    L’avalanche.
    Des événements comme des billes d’acier. Des dieux
inattendus, Dantzig, le Corridor, Ribbentrop, Molotov, apparaissaient. Et leur
pouvoir s’étendait jusqu’ici.
    Les habitants de Nice doivent, dans la mesure de leurs
possibilités, rejoindre leur maison de campagne ou toute localité où ils sont
sûrs de trouver un gîte.
    On s’interroge sur l’attitude italienne.
    — Tu veux que je l’arrête ? demandait Vincente en
montrant la T.S.F.
    Louise posait le plat de riz sur la table :
    — Sers-toi, disait-elle. Lucien va monter.
    Elle retournait à la fenêtre pour apercevoir Lucien, et elle
s’appuyait à la porte de la cuisine avant de rentrer dans la pièce.
    La mobilisation générale… Les dispositions… par voie
d’affiches… C’est dans le calme…
    Louise ne pleurait plus. Vide.
    Vincente sortit de la cuisine, prit sa fille contre lui,
commença de lui caresser les cheveux :
    — Si jamais Lucien doit, lui aussi, dit Louise, comme
son père… Mourir, pensa Vincente, mourir avant.
45
    Violette Revelli ne l’attendait pas.
    Elle leva les yeux et vit Rafaele Sori devant elle entre les
deux palmiers. Il semblait debout sur les remparts comme s’il avait surgi des
collines et de la mer qui s’étendaient derrière lui, confondues dans la lumière
satinée du crépuscule.
    Elle replia lentement le journal. La T.S.F. dans l’atelier,
voix de récitant amplifiée par l’écho, déclamant, invisible dans l’obscurité : L’appel à la nation française de M. Daladier, président du Conseil…
    — C’est la guerre, dit Rafaele, je voulais vous voir.
    Il écartait les mains, ouvertes.
    La responsabilité du sang répandu retombe entièrement sur
le gouvernement hitlérien…, continuait la voix de la T.S.F. couvrant celle
de Rafaele. Violette tenta de se dresser en s’appuyant sur les accoudoirs de la
chaise longue, mais elle n’y parvint pas, et il lui tendit les mains, qu’elle
prit, se retrouvant face à lui qui reculait d’un pas.
    — J’ai téléphoné ce matin, dit-il.
     
    Violette, pour la première fois depuis deux jours, était
sortie. Un village exsangue, avec seulement ces voix officielles qui se
croisaient d’une