Nice
sieu viei, je
suis vieux maintenant.
Violette l’embrassait, chuchotant :
— Tu l’écouteras, papa, avec Louise.
— Tu restes un peu avec nous ? demandait Vincente.
Tu viens jamais ?
Tous la regardaient. Elle avait chaud. Elle enlevait sa
veste que Louise prenait, emportait dans la chambre, et Violette alors avait
froid avec ce chemisier de soie imprimée, trop décolleté. Elle baissait la
tête, gardait sa main sur sa poitrine, rapprochant les bords de l’échancrure.
— Je travaille, commençait Violette.
Assis en face d’elle, à l’autre bout de la table, entre
Denise et Giovanna, Rafaele Sori, qu’elle n’avait plus revu depuis le Veglione.
Pendant que les enfants passaient d’une station de radio à une autre, chansons
que Lucien ou Antoine reprenaient parfois : … les fandangos et les
mantilles… ma brune… l’Espagne…, Violette observait Rafaele qui fumait, les
yeux rieurs, regardant les enfants.
— L’Espagne, dit Dante, voilà ce qu’on en a fait, une
chanson.
— Qu’est-ce que tu veux en faire d’autre ? – Antoine
arrêtait la T.S.F. – puisque c’est foutu.
— Vraiment, il n’y a plus d’espoir ? demandait
Violette.
Elle interrogeait Rafaele.
— Ils prendront Barcelone et puis Madrid, dit Rafaele,
dans un mois, deux. Après, ils nettoieront le pays. Ce sera comme en Italie ou
en Allemagne. Pire, parce qu’ils voudront se venger.
Louise, debout devant la cuisinière, se retournait, les
écoutait, retirant la poêle du gaz. Guerre. Munich. Dante qui commençait à crier :
« Ce qu’ils veulent, c’est la guerre contre l’U.R.S.S. »
Guerre.
Lucien avait été rappelé à l’armée, à la mi-septembre, et
ç’avait été comme si l’on prenait Louise par le cou, serrant. Elle perdait le
souffle, seuls des sanglots qu’elle voulait retenir passaient la gorge. Il
était parti dans un régiment de chasseurs alpins, comme…
La nuit, elle ne savait plus. Qui partait ? Millo, le
père de Lucien, avec qui elle dansait le 14 juillet 1914 et à la fin du mois,
dans la colline, au mont Boron, sur les aiguilles de pin, avec ces buissons de
ronces où elle perdait sa main, ils s’étaient allongés, côte à côte, car il
allait partir, Millo, et ils devaient se marier.
La nuit, elle ne savait plus, Louise. Le père, le fils, une
guerre de nouveau qui menaçait.
Mais qu’est-ce que c’était, la vie ?
Elle avait encore au bord des yeux les larmes de ce
temps-là, et voilà que d’autres montaient. Après le père, Lucien, dans un régiment
de chasseurs, et il était des classes rappelées. En cette fin de septembre 38 –
grisaille qui masquait les collines – Louise avait couru vers l’Eclaireur pour lire les nouvelles. Des groupes se formaient devant les panneaux, on
parlait d’évacuer la ville, d’une déclaration de guerre de l’Italie, de
réquisitions. Louise courait sur l’avenue de la Victoire, elle espérait revoir
Lucien. Mais les soldats avaient embarqué à la gare de Saint-Roch.
Trop pour une vie, trop pour elle.
Elle s’était remise à prier, s’agenouillant devant sainte
Thérèse, sa vierge, celle qui, un jour où Millo était malade, et le docteur ne
savait pas, diphtérie, convulsions, sainte Thérèse qui l’avait sauvé. Puis, la
peur qui avait commencé à naître, on allait la punir, parce que, à la fin de ce
mois de juillet 1914, avant le mariage, avec Millo qui partait, elle avait, sur
les aiguilles de pin et la main se perdant dans un buisson de ronces, elle
avait… Mon Dieu, mon Dieu. Toute sa vie qu’elle avait peur, elle le découvrait
maintenant en ce septembre 38. Peur pour ce fils. Millo, déjà, qu’on lui avait
pris, et peut-être parce qu’on avait voulu les châtier. Pas Lucien… Elle priait
le matin, quand le premier tram la réveillait, qu’elle ne réussissait plus à se
rendormir, elle murmurait : « Sainte Marie, mère de Dieu… »
Elle remerciait la Vierge, les soldats défilaient derrière
la fanfare, cors de chasse, gaieté des cuivres, les drapeaux aux fenêtres, les
mots à la première page des journaux : LA
PAIX EST SAUVÉE . « Sainte Marie, mère de Dieu… » Lucien,
de nouveau, chaque jour, qu’elle servait le premier, avant le père. Lucien,
qu’elle regardait de la fenêtre, quand il déposait les cageots sur le trottoir,
devant l’épicerie, qu’il écrivait à la craie : Aujourd’hui :
brous, qu’il rapportait un bol de ce fromage blanc :
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