Nice
caves comme s’il m’avait poursuivi, rassuré seulement quand
j’atteignais la cour, que je criais :
— Maman, maman, il y a papa.
J’avais besoin de me précipiter contre elle pour qu’elle me
protège.
— Je sais, je sais, répétait-elle. Il a dîné déjà.
Je l’ai vu le lendemain matin alors qu’il se rasait. Il
avait posé un bol d’eau tiède sur la table, calé le miroir contre la boite à
sucre. Combien s’était-il passé de jours pour qu’il change – ou que je
change – à ce point ? Durant son absence il avait été si grand, si
jeune, avec sa cape moirée, son chapeau noir de magicien ; il prenait son
élan dans la cour de l’hôtel, survolait la ville les bras étendus, il me
vengeait. Mais il était revenu, le visage amaigri, couvert de mousse, il me
regardait :
— Tu as bien travaillé ? demandait-il.
Je voyais sa flanelle jaunâtre, sa peau blanche. Je le
trouvais vieux, comme mon grand-père Vincente, son père. On frappait à la
porte. C’était un jour où le vent soulevait la pluie avant de la rabattre en
lanières qui prennent les corps et les façades de biais. J’avais ouvert et une
rafale s’était glissée, zébrant le mur. Je les ai vus, abrités sous les
parapluies rouges du concierge de l’hôtel, Hollenstein qui s’avançait :
— Ton père est là, n’est-ce pas ?
Il sortait de la cuisine, le blaireau à la main, les bras
nus, le tricot de flanelle couvrait sa ceinture. Ma mère, au bout du couloir,
attendait raide, je devinais son imperceptible mouvement d’épaules, son
humiliation, sa colère. Je voyais mon père avec son regard de femme fière,
j’étais elle. Mais je voulais aussi qu’elle se taise, qu’elle parte, qu’elle ne
dise pas à mon père ce que j’entendais.
— Tu aurais pu t’habiller.
Un autre haussement d’épaules et elle s’éloignait.
— Je suis content, disait Hollenstein. Vous le
reconnaissez ?
Il s’écartait et j’apercevais un haut vieillard, au feutre
noir.
— Je ne suis plus que le gérant de Monsieur, continuait
Hollenstein, voici votre nouveau propriétaire. Vous pouvez remercier votre
oncle, sans lui…
Mon père s’essuyait le visage lentement avec le bout des doigts,
regardait Carlo Revelli.
— Ça fait longtemps, disait-il.
— C’est ton fils ? demandait Carlo.
Je sentais ses doigts osseux sur ma tête.
— Roland ?
— Roland, oui.
— Il a la tête dure comme toi ?
Carlo Revelli frappait de sa main fermée sur mon crâne.
— Vous avez tous la tête dure, disait Hollenstein. Vous
aussi, Carlo.
— Ce n’est pas un défaut.
— Ceux qui ont la tête dure, a dit mon père, ils sont
restés dedans. Moi, je suis sorti.
Je retrouvais l’expression surprise dans l’atelier, cette
grimace, les lèvres qui s’avançaient et ces bras le long du corps qui
semblaient tirer les épaules, contraindre mon père à se voûter.
— Sortir de prison, dit Carlo, c’est toujours bon,
n’importe comment. Dedans il peut tout arriver.
J’étais appuyé contre le mur, je regardais Carlo Revelli,
l’oncle Revelli le riche, celui dont on me montrait le nom – mon nom aussi –
peint en lettres blanches sur les flancs des camions.
Un matin, après une tempête d’équinoxe qui avait duré trois
jours, couvrant de sable et de galets la Promenade des Anglais, j’avais vu ces
camions, des hommes sautant sur le trottoir et j’entendais le grincement de
leurs pelles raclant le ciment, la grêle des pierres qu’ils envoyaient dans la
benne métallique. Nous nous promenions, ce devait être un dimanche, mon père
aimait s’approcher de la mer, voir les vagues s’avancer, déferler en nappes
d’écume.
— Tu vois notre nom, m’avait-il dit. C’est l’oncle, mon
parrain. Un jour, je te raconterai.
Il m’entraînait, une vague s’élevait, parabole éclatée, et
nous courions vers l’hôtel. Je me souviens. Au milieu du repas, sans regarder
mon père, j’ai dit :
— Il y avait des camions, avec Revelli, des ouvriers
aussi, ils ramassaient les galets. C’est notre oncle Revelli ?
Ma mère se levait et à la façon dont elle repoussait sa
chaise, je savais que je venais de lui donner une arme. Je gagnais et perdais
dans ces affrontements qui les opposaient et que je provoquais parfois, d’un
mot, d’une question, jamais tout à fait innocents ou coupables. Je les poussais
l’un contre l’autre avec la détermination aveugle du somnambule. La voix
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