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Nice

Nice

Titel: Nice Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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ses doigts :
    — Ça, tu vois…
    Il s’approchait d’un moteur, me montrait une pièce, ou bien
il cherchait un mégot dans une boite de conserve qui lui servait de cendrier,
l’allumait et parlait sans me regarder :
    — Une vis comme ça, un jour à Bizerte, on était dans un
bassin de radoub, et le premier maître Guichen, je t’ai déjà parlé de Guichen ?
    Sa vie, mes livres d’aventures.
    Parfois la courroie d’un moteur sautait avec un sifflement
aigu, mon père s’interrompait et je le suivais dans ce labyrinthe de caves où
s’entassaient les vieux meubles de l’hôtel. Je m’accrochais à sa blouse,
j’avais peur des rats qui couraient dans la pénombre poussiéreuse.
    — Ça va ? demandait-il.
    J’aurais marché sur les bords d’un cratère. J’étais marin, c’était
la guerre. Nous arrivions devant les chaudières. Je craignais les flammes
bleues du mazout, le souffle de la chaleur qui frappait au visage quand mon
père ouvrait la porte devant les brûleurs.
    — C’est comme ça que tu as eu l’accident ?
    Je l’interrogeais pour ouvrir le livre.
    — Avant que tu naisses, commençait-il.
    Un autre monde où je perdais pied. Contrée de chevauchées et
de combats, des sous-marins guettaient et des paysans de la forêt prenaient la
route.
    — Avant que tu naisses, je connaissais même pas ta mère
encore, c’était quelques années après la guerre, j’ai ouvert comme ça, il y a
eu une étincelle, je suis resté aveugle plusieurs jours.
    Je fermais les yeux.
     
    J’étais le fils de Dante Revelli, frère aîné de mon oncle
Antoine, et chez eux, boulevard de la Madeleine, je parlais, je parlais.
    — Il est comme Dante, celui-là, disait Antoine.
    Il allumait une cigarette, s’appuyait des deux paumes à la
table, se balançait sur sa chaise :
    — Il t’a raconté, reprenait Antoine, quand, rue de la
République, il a installé une sonnerie électrique ? Tes tantes Louise et
Violette, demande-leur, c’était quelque chose avant 14. La sonnerie des
Revelli, on en a parlé longtemps.
     
    Rue de la République et avant, rue Saint-François-de-Paule.
    J’avais la nostalgie de ces lieux d’avant moi.
    Le dimanche matin, je m’installais sur la petite selle que
mon père avait vissée sur le cadre de la bicyclette. J’étais entre ses bras.
Rue Saint-François-de-Paule, après les jardins, il me montrait la maison du
docteur Merani :
    — C’est là, tu vois, que je suis né.
    Je tournais la tête pour apercevoir encore l’entrée de la
cour, les lettres au-dessus de la porte.
    — Ils étaient pas durs, les Merani, de braves gens,
mais à la manière des patrons, tu comprends ? Ma mère, elle voulait pas qu’on
soit des fils de domestiques.
    Nous prenions par les ruelles de la vieille ville, nous
traversions la place Saint-François, nous faufilant entre les bancs des
poissonnières, nous évitions les rails des tramways qui contournaient la place
Garibaldi, et traçaient le long de la rue de la République des rayures brillantes.
Mon grand-père Vincente nous attendait, appuyé contre le mur, près du porche.
Je montais avec lui lentement les escaliers d’ardoise. Ils parlaient en niçois,
cette langue clandestine que ma mère pourchassait. Ma tante Louise m’entrainait
sur le balcon :
    — Fais-toi voir.
    Je riais. Elle me faisait pivoter en me tenant par les
épaules.
    — Tu es beau, Roland, sei beou.
    Mon père vidait sur la table de la cuisine la caisse qu’il
avait fixée, dans la cour de l’hôtel, au porte-bagages de la bicyclette. Morceaux
de bois, pièces de cuivre, clous, dont mon grand-père s’emparait en riant. Il
séparait le bois du métal, classait les clous selon leur taille, montrait à son
fils l’armoire qu’il avait fabriquée ; là il allait ajouter une cornière,
poser une étagère, et ce cuivre, ces clous, justement… Leurs doigts contre le
mur, ce marteau qu’ils se passaient, les ongles noircis de mon grand-père. Ils
s’asseyaient enfin de part et d’autre de la table, j’étais sur le balcon avec
Louise, j’écoutais :
    — Alloura, couma va, pa ?
    Mon grand-père Vincente prenait sa pipe.
    — E tu.
    — Va, va.
    Je regardais la cour. J’imaginais cette vie d’avant. Ma
grand-mère Lisa morte de cette guerre qui était le grand livre où mon père
lisait.
    J’allais avec Louise jusqu’à l’épicerie Millo, qu’avait
tenue son fils Lucien, mobilisé. La boutique sentait la cannelle, le

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