Nice
de ma
mère me réveillait :
— Lui aussi, ton oncle, disait-elle, il est arrivé
pauvre. Tu entends Roland ? Ils se cherchent tous des excuses, la
pauvreté, l’injustice, mais celui qui veut… Pense à Carlo Revelli. Ils étaient
trois frères, ton grand-père Vincente, il n’a guère bougé. L’autre, puisqu’il
est mort, il vaut mieux se taire, mais Carlo, il savait ce qu’il voulait, il
est devenu quelqu’un.
J’attendais que mon père parle, qu’il trouve une réponse,
mais il paraissait rêver.
— Qu’est-ce que ça veut dire, devenir quelqu’un ?
murmurait-il en allumant une cigarette.
— Écoute-le, écoute-le, répétait ma mère.
J’étais le témoin et le juge. Christiane se mettait à
pleurer. Tout en la berçant, ma mère marchait dans la cuisine, s’arrêtait
derrière mon père :
— Le fils de Carlo, Alexandre, est architecte, et toi
tu es ouvrier, ici, à l’hôtel. Et les enfants, tu leur laisseras quoi ?
Je me levais, je courais dans la cour et si j’entendais la
mer battre, j’allais jusqu’à la Promenade suivre le mouvement gris de la houle
d’où jaillissaient le cri strident et le vol lent des mouettes. Je m’imaginais
fils ou petit-fils de Carlo Revelli, ou bien reconnu par lui.
— Tu es Revelli, toi ? Tiens.
Il me donnait ce Palais de la Jetée dont l’étrave fixe
ouvrait la mer. On donnait à mon père. Certains soirs, il posait sur la table
quelques pièces de monnaie, il les retournait, me tendait l’une d’elles, « une
pièce anglaise », disait-il.
— Un pourboire ? interrogeait ma mère.
Mon père reprenait les pièces, les jetait dans un tiroir où
elles s’accumulaient. Il commençait à expliquer, il avait réparé dans une
chambre l’interrupteur et le client avait insisté.
— Un pourboire, répétait ma mère.
Mon père donnait un coup violent sur la table, puis il
claquait la porte et je le voyais traverser la cour, descendre l’escalier qui
conduisait à son atelier. Il allait passer l’après-midi là, devant l’établi et
je le surprenais.
— Va voir ce qu’il fait, disait ma mère alors qu’il
lisait, le journal ouvert sur ses genoux, la cigarette derrière l’oreille.
— On va démonter quelque chose, disait-il.
Je suivais le mouvement de ses doigts et la rotation rapide
du tournevis.
— Électricien, Roland, c’est un métier, un métier
d’ouvrier, pas de domestique. (Il s’interrompait.) Ta mère elle aurait voulu
plus. Dans cette ville, c’est difficile d’être ouvrier, la femme d’un ouvrier,
et ici, à l’Hôtel Impérial, enfin… tu comprendras.
Sur la Promenade, l’après-midi, je courais entre les
promeneurs, ma mère avançant lentement, tenant Christiane par la main.
Je me haussais sur la pointe des pieds pour les apercevoir
au milieu de la foule. Monsieur Baudis saluait ma mère d’un coup de chapeau, on
m’appelait, j’apportais des fauteuils qu’on plaçait du côté de la mer.
— Votre mari ? questionnait Madame Baudis.
Je saisissais la gêne de ma mère. Elle soupirait, prenait
Christiane sur ses genoux.
— Vous savez que l’Aga Khan est descendu à l ’Hôtel
Impérial, disait-elle.
— Je trouve que la Bégum vous ressemble, répondait
Monsieur Baudis, vous êtes le même type de femme.
Nous rentrions, elle agrippait mon épaule, inquiète de me
savoir prêt à m’élancer sur la chaussée, mais je me dégageais, et je traversais
seul, l’attendant devant la station de taxis où Jaufret parfois l’interpellait.
— Et Dante, il va ?
Elle passait vite.
— Ces amis de ton père, disait-elle, tous des ouvriers.
Si Monsieur et Madame Baudis t’interrogent, ce que fait ton père, tu ne dis
rien, rien tu entends ? Je ne veux pas avoir honte.
J’ai vécu des années avec la honte sur les épaules. Cela
serre comme un vêtement mal coupé, une cellule étroite aux parois transparentes
et rien n’échappe au regard du gardien placé dans la haute tour centrale.
Mon père aussi devait porter la honte puisqu’il aimait ces
caves de l’hôtel, cet atelier reculé où j’étais l’un des seuls à venir le
retrouver.
Et je la devinais si lourde sur lui ce matin de pluie, quand
Carlo Revelli et Gustav Hollenstein s’apprêtaient à ressortir. Déjà le portier,
qui s’était mis à l’abri contre notre façade, s’avançait. Moi je ne bougeais
pas, toujours appuyé au mur, la main de Carlo sur ma tête et j’étais heureux
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