Nice
l’huile frite,
cette odeur forte qui imprègne les cheveux.
Lisa, dans la cour, n’avait pas bougé, elle tenait sa
mantille à deux mains. Carlo tête baissée, yeux mi-clos fumait. Jouanet était
parti. Sauvan les bras croisés regardait les arbres que le soleil éclairait
encore, Rina devait être à la cuisine. Vincente toucha Lisa à l’épaule, elle ne
sursauta pas, elle l’attendait et ils sortirent de la cour en silence. Dehors
les façades dans la lumière orangée de la fin de la journée, la rue, un gosse
qui poussait un charreton si lourdement chargé de couffins remplis de charbon,
que de temps à autre, il était entraîné, ne réussissant à le tenir à
l’horizontale qu’en sautant pour peser davantage sur les bras du charreton. Il
restait un instant suspendu, puis il reprenait pied, donnant un coup de reins,
forçant le charreton à avancer de quelques mètres.
Lisa et Vincente allaient vers l’église du port, par des
rues que le soleil abandonnait peu à peu, un aiguiseur faisait chanter les
lames sur la meule, et plus loin, adossés aux façades, des rempailleurs de
chaises, gitans dont les enfants pieds nus couraient dans le ruisseau, les
interpellèrent avec des mots qu’ils ne comprirent pas. Vincente avait pris la
main de Lisa et ils marchaient lentement, sans se regarder. Quand ils furent
place Cassini, Lisa dit :
— Il faut rentrer.
Vincente secoua la tête. Il sortit de sa poche les pièces
d’or de Madame Oberti. Il les fit sonner dans son poing fermé.
— Demain matin, dit Vincente, on ne peut pas cette nuit,
chez eux.
Il ouvrit la main, montra les pièces.
— On ne peut pas, répéta-t-il, on a l’argent, regarde.
Lisa ne regardait pas les pièces mais les yeux de Vincente
et elle commençait à sourire, son visage devenait lisse, tel qu’il aurait pu
être, sans une ride, tel qu’il fut, un instant, les plis même qu’elle avait de
chaque côté de la bouche, s’effaçant.
— On rentrera tôt, demain matin, continuait Vincente.
Ils ne diront rien.
— Et même s’ils disent, ajouta Lisa.
Elle prit son bras. Et elle marcha, appuyée contre lui, se
balançant, un peu en retrait, plus petite.
8
Si peu de chose changea en apparence. Ils habitaient
toujours au-dessus des écuries dans la maison Merani, mais Lisa était venue
s’installer dans la chambre de Vincente et Luigi dormait dans celle de Lisa,
échappant ainsi à la surveillance de son frère. Il était souvent dans le grand
salon avec Madame Merani, elle pianotant, lui chantant, debout près d’une
croisée. Puis elle s’interrompait, lui demandait de lire à haute voix le
journal, le récit de la réception, place Cassini, du président de la
République, le discours du docteur Merani et celui du comte Malausséna, le
maire. Quand Lisa entrait, d’un geste elle faisait taire Luigi, elle disait
d’une voix trop aiguë : « Et ton Vincente, je veux qu’il remplace le
mari de Thérèse, qu’il le fasse pour toi s’il est trop fier, mais je ne le
paierai pas pour rien. » Le cocher avait eu une crise de rhumatismes qui
lui tordait les mains, le forçait à marcher avec une canne. « Elle nous en
veut », disait le soir Lisa. Elle passait ses doigts dans les cheveux de
Vincente, les rejetant en arrière. « Tu seras plus souvent sorti, ajoutait-elle,
ça ne te vaut rien de rester ici, dans cette maison, tu as besoin d’être dehors. »
Vincente ne pouvait plus refuser. Il devenait prudent,
attentif à préserver ce qu’il avait, pareil à ce braconnier qu’ils avaient
suivi un matin dans le brouillard, son père et lui, avançant courbé, s’allongeant
parfois dans l’herbe trempée par la rosée, tendant le bras vers un lacet avec
la prudence que met une couleuvre pour se glisser entre deux pierres. Il
écoutait Lisa. Elle parlait comme sa mère qui mettait à sécher la veste de
velours du père lourde de pluie ; le père jurait, disait qu’un jour avec
la hache ce n’était pas les arbres qu’il abattrait, mais des hommes qui avaient
moins de sève et de cœur qu’un vieux tronc pourri. « Calme-toi, disait la
mère, qu’est-ce que tu peux changer, c’est toi qu’ils tueront, prends ton pain
et laisse-les dire. »
Alors Vincente acceptait. Madame Merani était descendue le
premier matin dans l’écurie : « Tu es devenu raisonnable, tu sens que
tu n’es pas si mal ici, continue et tout ira bien entre nous, maintenant tu
n’es plus seul, tu as une femme et si
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