Nice
ça continue, s’exclamait
Sam. Avant les Italiens.
On se battait à Menton. La population avait été évacuée,
installée dans les hôtels de Nice. On racontait que les Sénégalais s’étaient
fait des colliers avec les oreilles des soldats italiens.
— Dans la vieille ville, expliquait mon père, la police
a installé des barrages. On a arrêté des fascistes, ils sont au Fort Carré.
— Ce coup de poignard dans le dos, disait ma mère. Les
Italiens, ils ne sont capables que de ça.
— Les Italiens, et qu’est-ce que je suis ?
s’exclamait mon père. Qu’est-ce que ça veut dire Italiens, Allemands. Le
fascisme, oui.
Ma mère, d’un geste nerveux, l’interrompait.
— Ta politique encore, italien, toi tu es italien si tu
veux, pas nous. Pas les enfants.
Elle me serrait contre elle. J’étais français. Je haïssais
ce pays de traîtres dont mon père se réclamait.
Dans l’atelier, cependant que Sam chantonnait assis en face
de l’une de ses toiles, j’écrivais Roland Raybaud ou bien Roland
Revel, pour gommer l’origine, ce i de l’Italie.
Le lendemain mon père redescendait à Nice et j’avais hâte
que la semaine passe pour qu’il soit là, à nouveau.
Je jouais avec Yves, le fils de Nathalie Revelli, je
surveillais Christiane et Vincent, je sortais avec Violette le matin.
— Tu l’aimes bien Sam ? me demandait-elle.
— Sam, il sait tout.
Je n’osais dire : j’aurais voulu un père comme lui.
Cette pensée m’humiliait, j’en rougissais comme d’une délation, j’avais le même
sentiment qu’au moment où ma mère, devant eux tous, Sam, Violette et parfois
Nathalie, ne répondait pas à mon père, qu’elle se contentait de hausser les
épaules, de sourire avec mépris.
— Tu l’aimes bien Sam alors ? répétait Violette.
— Et toi ?
Violette riait.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Ils ne se parlaient pas mais j’écoutais leur silence si
différent de celui qui séparait mon père et ma mère. Sam prenait un cigare,
levait les yeux, et si Vincent était dans la pièce il n’allumait pas le cigare,
le plaçait dans l’une des poches de sa chemise et je surprenais le clin d’œil
qu’il faisait à Violette. Ma tante détournait la tête, mais elle souriait et
parfois elle lançait à Sam la boite d’allumettes.
Ma mère, le soir, dans notre chambre, s’indignait.
— Ta tante, enfin, tu ne peux pas comprendre, mais
quand même, elle exagère, être ici. On va partir, parce que moi je ne suis pas
comme ça. Il y a des choses, quand on a un peu de dignité, qu’on ne fait pas.
Elle interpellait mon père :
— Tu l’as vue ? Après son histoire avec Rafaele,
et Vincent est là, devant Sam. À sa place, je sais bien comment je la
traiterais.
— Il est intelligent, répondait mon père.
Une alerte ou bien simplement un avion qui survolait la
région et ma mère s’affolait, elle enveloppait Christiane d’une couverture, saisissait
mon poignet et courait vers le jardin, les arbres.
Nous apercevions parfois, du côté de la mer, les regards
blancs des projecteurs qui perçaient le ciel.
— Quand finiront-ils ? s’indignait-elle. Quand ?
La T.S.F. un jour annonça la fin.
Nous écoutions dans un après-midi de chaleur, assis derrière
les rideaux de l’atelier qui faisaient naître une pénombre poussiéreuse. Ce
silence brusquement qui se creusait dans la pièce, dans le poste de T.S.F.,
après l’annonce :
Le maréchal Pétain, chef du gouvernement, va s’adresser
au pays dans quelques instants » et enfin les mots : « Françaises
et Français… C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser
le combat. »
— Voilà, dit Sam, ils ont gagné.
Violette avait pris Vincent sur ses genoux. Nathalie
pleurait, ma mère parlait :
— Il va revenir Alexandre, lui disait-elle. Maintenant,
avec l’Italie, c’est une question de jours.
— Mais taisez-vous, cria tout à coup Sam. Taisez-vous.
Ma mère sortit, voulut m’entraîner mais je restais dans
l’atelier.
— Je me demande, disait Sam, combien de temps la
Gestapo mettra pour s’installer en France. Ils sont efficaces et avec tous les
salauds qu’il y a, ils ne manqueront pas de renseignements.
Il était devant Violette.
— Partons aux États-Unis, dit-il. Avec lui.
Il caressait le duvet noir soyeux qui couvrait la tête de
Vincent. Violette se leva.
— Ou alors, continua Sam, il faudra se battre. Ce sera
long,
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