Nice
disait :
— Tu les as vus ? Ils imaginent tous que ce sera
comme pour l’autre guerre, regarde-les.
Dans le jardin Albert-1 er , devant la statue du
roi des Belges – moutonnement de bérets noirs tacheté par quelques
chapeaux blancs – les hampes des drapeaux s’inclinaient pendant la frêle
sonnerie d’un clairon dont, alors que nous atteignions l ’Hôtel Impérial, il me semblait encore entendre l’écho.
La guerre, les premiers jours de mai 40, ce fut cela,
l’angoisse de mes tantes, de ma mère, des rassemblements d’hommes vieux devant
les monuments, les journaux. Les instituteurs qui oubliaient de nous faire
aligner après la cloche et nous restions dans la cour cependant qu’ils
parlaient, graves, sous les platanes.
Je guettais ces signes. Au lieu de rentrer directement à l’Hôtel
Impérial, je passais par l’avenue, je m’attardais devant L’Éclaireur, je me faufilais entre les badauds, j’essayais de comprendre le grand jeu des
hommes en armes, je regardais avidement ces adultes qui paraissaient
d’expérience, qui disaient : « Nous, dans les tranchées, quand
Pétain nous a… » ou bien : « Ils vont les attendre sur la
Marne, vous verrez… »
Mais déjà sur les panneaux du journal, je lisais Saint-Quentin et Laon, Péronne, Amiens.
Les hommes commentaient : « Ce n’est pas
possible ! Ou alors c’est qu’il y a quelque chose, parce que enfin… »
Mon père mangeait debout près de la T.S.F., passant d’une station
de radio à l’autre, collant son oreille contre le tissu brun du haut-parleur et
j’entendais des voix nasillardes. « Ici Moscou sur la bande des… » Les récoltes s’annonçaient abondantes dans les plaines d’Ukraine, les peuples
soviétiques, les Ouzbeks et les Tatars marchaient vers le bonheur, guidés par
le grand Staline.
— Va te coucher, me disait mon père quand il voyait que
je m’approchais.
Il allumait une cigarette, tournait le bouton. Ma mère
débarrassait la table.
— Tu crois encore que tes Russes, ça t’a pas suffi ?
Vous êtes vraiment des naïfs, disait-elle.
Il sortait, je l’apercevais qui allait et venait dans la
cour, d’un mur à l’autre mur.
— Va te coucher, me criait ma mère.
Elle parlait seule, à mi-voix, rageuse, « cette guerre,
c’est leur faute, toutes ces idées, pour ce à quoi ça sert ».
Elle bordait mon lit, me caressait les cheveux.
— Mon Roland, disait-elle, qu’il ne t’arrive rien,
jamais rien, sinon…
Elle m’embrassait avec fougue, répétait mon prénom comme si
j’avais été menacé. Je me découvrais précieux et vulnérable. Héroïque.
J’aimais la guerre. Mes tanks, mes soldats, mes navires
avaient envahi l’espace hors de ma chambre. J’avais imité les sirènes et les
mitrailleuses : elles hurlaient le long du front et je m’approchais des
vitrines pour voir les cartes, les photos de ces hommes en uniforme que je
plaçais le soir sur les tommettes, dans les creux des couvertures, que
j’abattais d’une rafale, ma main les couchant, les relevant. J’étais ce général
Weygand, ce maréchal Pétain dont on disait devant L’Éclaireur qu’ils
allaient sauver la France.
J’aimais la peur et le désarroi des adultes, l’école qu’on
fermait, les fêtes inattendues, la foule devant l’église Notre-Dame, les fleurs
qu’on lançait sur la statue de Jeanne-d’Arc, les femmes qui s’agenouillaient
sur les marches et le trottoir, la voix de l’évêque : « Prions
Jeanne d’Arc la libératrice qui a conduit nos armées à la victoire », la longue procession le soir sur l’Esplanade, mes grands-parents Raybaud me
tenant chacun par une main, ma mère marchant près de nous, les flammes des
bougies couchées par la brise qui modulait aussi le chant : Sauvez,
sauvez la France au nom du Sacré-Cœur.
Nous rentrions par les rues obscures, je courais devant ma
mère et ses parents, je revenais, je butais contre eux.
— Les Italiens ? Des lâches, disait mon grand-père
Raybaud. Je l’ai toujours dit. Pas des soldats. Mais ils vont s’y mettre parce
qu’on est à genoux. Les Boches, c’est autre chose, ceux-là ils savent se battre,
mais les Italiens, en 17, si on les avait pas aidés, et maintenant ces
salopards…
Dans la cour de l’école, nous poussions contre un mur
Squillacci, l’un des nouveaux. « T’es un sale Italien, toi » criions-nous.
Il baissait la tête, se lançait contre nous poings devant
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