Nice
Lily n’a rien à l’épicerie, disait
ma mère. Et Lucien, vous avez des nouvelles ?
Louise s’essuyait les yeux. Prisonnier, Lucien, deux lettres
seulement. Tout allait bien écrivait-il.
— Ils mangent, eux, allez, disait ma mère.
Je la voyais qui traversait la rue de la République, entrait
dans l’épicerie Millo, ressortait bientôt, m’appelait.
J’obligeais ma sœur à sauter les marches.
— Elle est gentille Lily, murmurait ma mère, mais
qu’est-ce que tu veux, elle n’a presque rien.
Nous rentrions par la Promenade. C’était à nouveau
l’apparente profusion malgré les hôtels encore fermés, la disparition des voitures,
et ces vélos-taxis arrêtés à la place des fiacres.
Il faisait chaud quand nous arrivions dans la cour de l’Hôtel
Impérial. Dès qu’elle avait fermé notre porte, ma mère se déshabillait.
— J’étouffe, disait-elle. Il n’y a pas d’air dans ce
taudis.
Elle s’allongeait, les jambes écartées, et je la revois en
combinaison bleue, s’éventant, des poils noirs sous les aisselles.
Puis c’était le repas, la faim. J’étais servi le premier et
souvent ma mère me donnait sa part. Christiane était assise près de mon père et
c’est à elle qu’il disait :
— Tu en veux encore ?
— Donne à Roland, répondait ma mère.
Souvent elle poussait d’un mouvement de la main le plat de
mon père vers le mien. Je refusais, je mettais mon bras sur mon assiette, je
secouais la tête, je me levais pour ne pas tendre mes doigts, porter à ma
bouche ce morceau de pain gris, ces tranches d’aubergines grillées au four, ces
oignons bouillis, notre nourriture.
Je n’avais pas conscience de ma faim, mais je ne pensais
qu’à manger et quand mon père parfois revenait de l’hôtel avec un morceau de
jambon rance qu’il faisait bouillir, je restais près de lui devant le fourneau,
fasciné par la rotation de la viande qu’entraînait le mouvement de l’eau. Des
officiers allemands et italiens de la Commission locale d’armistice s’étaient
installés à l ’Hôtel Impérial. C’est à eux que les cuisiniers dérobaient
cette nourriture dont mon père volait les restes.
Dans la cour ou bien devant l’entrée principale, je guettais
ces guerriers vainqueurs. Je m’écartais quand passaient les Allemands qu’il me
semble aujourd’hui avoir toujours vus rire aux éclats, soldats aux mâchoires de
carnassiers, hommes parés de cuir et de métal, un poignard noir pendant à leur
ceinturon et leur main gantée en tenait la garde.
Mon père ne les regardait pas. Il vivait dans son atelier
comme si le plein jour était devenu la nuit et l’obscurité des caves la
lumière. J’imaginais qu’il avait peur et j’ai commencé à avoir peur aussi. Des
cauchemars : ces bottes comme ils en portaient qui m’écrasaient le ventre
et la gorge. Je me levais. J’ouvrais la porte de Christiane, je m’assurais
qu’elle dormait, sa poupée blonde entre les bras. J’avançais jusqu’à la chambre
de mes parents, écoutant la respiration rauque de mon père. Je me recouchais,
mais des récits me hantaient.
Nous avions été un dimanche, mon père et moi, jusqu’à la
maison de Carlo Revelli, à Gairaut. J’avais poussé le vélo de mon père dans la
montée de la colline, restant en retrait quand mon père sonnait, hésitant quand
Anna, la femme de Carlo, m’appelait, m’invitait à entrer.
— Dante, disait-elle, ça fait si longtemps. C’est ton
fils ? Roland ?
Elle marchait voûtée, descendant lentement l’escalier, se
tenant à la rampe, respirant difficilement.
— Tu connais pas mon petit-fils Robert ? Le fils
de Mafalda ? (Elle baissait la voix.) Ils sont là, avec Charles Merani,
l’avocat.
Mon père s’arrêtait.
— On s’en va, disait-il. On est passé comme ça, on
montait vers Aspremont. On veut pas vous déranger.
Ce mot, cette attitude : nous dérangions toujours. J’avais
envie de fuir, j’étais honteux puisque nous étions de trop parmi eux, les
Revelli puissants qui me faisaient asseoir devant une table de pierre. Mafalda
me tendait une assiette lourde de confiture rouge et de biscuits.
— Mange, mange va, disait Carlo. On n’en trouve plus
beaucoup de cette qualité. Mais ici ça manquera pas.
Il était devant moi, appuyé à sa canne, poussait avec elle
un cageot vide vers mon père.
— Tiens Dante, va prendre des tomates. Regarde ce qu’il
y a d’autre. Anna te donnera de
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