Nice
poussait Vincent vers nous.) Plus facile, plus de tickets,
une voiture comme avant la guerre. Mais la vie, la vie à soi, ça ne peut pas
changer.
— Pas vrai, dit Rafaele, pas vrai.
— Ma vie à moi, je ne veux pas la changer, reprit
Violette. Elle restera comme ça.
Ses talons, comme elle s’éloignait vers la cuisine,
claquaient sur les dalles de marbre. Elle revenait avec du café et des
biscuits.
— Ce sont les Italiens, disait-elle. Ils ont apporté
eux-mêmes des caisses aux studios, pour ne rien laisser aux Allemands.
— Je vais quitter la ville, a dit Rafaele.
— Sam est parti, dit Violette.
Elle s’asseyait, prenait Vincent sur ses genoux, plaçait un
biscuit dans sa main.
— Je m’occupe de son atelier, de ses toiles, peut-être
retournerai-je m’installer là-bas, avec les enfants. Tu te souviens, Roland ?
Nous étions bien à Saint-Paul.
— Il est dans la montagne ?
Violette fit oui de la tête sans regarder Rafaele qui posait
sa tasse, prenait un biscuit, le présentait à Vincent.
— Ce gosse, commençait-il.
— Vous savez, il n’y a que des Revelli ici, disait
Violette en se levant, Vincent Revelli, Bernard Revelli, Roland Revelli.
N’est-ce pas, Bernard ?
— On est tous cousins, dit Bernard. (Il croisait les
bras sur sa poitrine, le visage grave.) Surtout maintenant qu’il va y avoir les
Allemands.
J’ai dit, parce que j’avais froid dans cette grande pièce,
que la lumière peut-être à cause du marbre glacé me semblait trop vive,
blessante :
— Je veux rentrer.
— Il vaut mieux ne pas circuler tard, dit Violette.
Vous allez où ?
Déjà elle se dirigeait vers la porte. Elle avait pris Vincent
dans ses bras et sans doute parce qu’il était trop lourd, elle se tenait le
buste rejeté en arrière.
— Cette nuit, dit Rafaele, je dors chez Antoine et
Giovanna. Je vais partir demain matin, je voulais avant…
Violette ouvrait la porte :
— Il ne fait pas encore nuit, dit-elle.
— Pour les enfants, reprit Rafaele, vous seriez
peut-être mieux à Saint-Paul. Si les Américains bombardent.
— Je ferai ce qu’il faut, dit Violette. J’ai l’habitude
de me débrouiller seule.
J’avais pris mon vélo, je m’éloignais déjà. J’avais hâte de
ne plus les entendre, gêné comme le témoin d’une guerre sourde et privée dont
j’ignorais les causes, mais dont j’avais perçu, dès que Violette s’était
avancée, l’implacable rigueur. J’avais trop l’habitude des affrontements entre
mon père et ma mère pour ne pas les reconnaître, même s’ils étaient masqués.
J’étais aux aguets dès qu’un homme et une femme se rencontraient.
Je voulais savoir s’il était dans la nature des choses qu’ils se traquent et se
blessent, qu’ils s’ignorent, se rejettent ou se fuient, l’un vainqueur, l’autre
vaincu, comme il était de règle chez moi, pour mes parents. Je recherchais une
autre relation, celle qu’avaient entre eux mon oncle Antoine et ma tante
Giovanna. Elle me rassurait et me désespérait en même temps. Un homme et une
femme pouvaient s’aimer et j’en étais heureux mais mon père et ma mère se
combattaient et j’en souffrais.
Je pédalais, morose, devant Rafaele. J’avais rencontré
encore une fois le conflit qui me renvoyait à ma famille, à un avenir de
défaite : Julia ou Monique, ou la femme inconnue vers qui, un jour, je marcherais,
elles me plieraient à leur loi ou bien il faudrait que je les humilie.
Je me suis laissé rattraper par Rafaele, j’ai roulé près de
lui, les freins de nos vélos grinçant sur les jantes.
— Ma tante Violette, tu la connais depuis longtemps ?
ai-je demandé.
— À ton baptême, elle était là, et moi aussi.
Nous nous sommes arrêtés pour laisser passer un convoi de
camions italiens qui traversaient le boulevard, longeaient les arènes, les
grandes villas au crépi presque rouge, gagnaient l’est de la ville, la vallée
du Paillon couverte d’une traînée de brume floconneuse.
— Ma tante Violette, tout le monde l’aime. Tu le
connais, Sam ?
— Je le connais, dit Rafaele.
Il roula vite jusqu’au tournant au-dessus du tunnel du
chemin de fer. Il freina alors brutalement. Des coups de feu éclataient du côté
de la gare, détonations isolées puis rafales.
— Les Allemands, dit-il.
Ils entraient dans la ville par la voie ferrée, et je les
imaginais, casqués, l’acier couvrant leur visage.
11
Ils ont enfermé la mer,
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