Nice
si…
Il me vit, se tut.
— Égoïste, trop égoïste, marmonnait Carlo. Ta femme
elle est bien jeune, Alexandre, bien jeune. (Il cala sa canne entre les genoux,
plaça ses mains sous la couverture.) Égoïste, ça veut dire qu’on fait ce que
les autres ont la frousse de faire. Ton Karenberg, où est-ce qu’il est ?
— On ne sait pas, dit Alexandre, ils l’ont pris dans la
rue. Ils devaient le suivre.
— Si c’est la Gestapo, je peux rien, dit Carlo. Les
officiers de la Kommandantur, de l ’Hôtel Atlantic, ceux-là je les
connais, ils font des affaires, comme les autres. Je vais démolir la Jetée pour
eux, on a signé.
— Tu as signé ? dit Alexandre.
— La Gestapo, continuait Carlo sans répondre, c’est l’ Hôtel
Hermitage, l’Hôtel Excelsior, là, j’entre pas. Je suis égoïste.
— Karenberg, dit mon père, il a dû se défendre, il n’a
pas pu se laisser prendre comme ça.
— Vous n’êtes pas assez égoïstes pour vous défendre
bien.
Carlo se levait, foulait la couverture, sa démarche me
semblait tout à coup plus aisée, sa canne inutile.
— Vous, continuait-il, vous allez vous défendre. Je
vais organiser ça, moi. Alexandre et Nathalie, vous restez ici. Saint-Paul, maintenant,
c’est trop risqué avec Katia. Toi (il prenait mon père par le bras), tu vas
aller ailleurs. Ils vident toute la Promenade, les rues barrées par du béton,
j’en ai vingt-cinq à construire de murs, vingt-cinq, ça donne du travail ça,
non ? Je te loge, je te mets sur un chantier, ailleurs, pas à Nice.
— L’appartement, dit mon père en me regardant, je veux
bien. Pour les gosses. Mais pour le reste, je suis pas une vache de l’étable,
oncle.
Carlo s’éloigna de mon père.
— Tu ressembles pas tellement à Vincente toi, dit-il.
Ton père… (Il s’interrompit, s’appuya à nouveau à sa canne.) Au fond qu’est-ce
que je sais de Vincente ? On était trois frères, on est venus ici et ça a
été chacun pour soi. On s’est vus quand quelqu’un mourait. Fais ce que tu veux
Dante, l’appartement on te le montre demain.
Nous nous sommes installés avenue de la Victoire.
Mon père, au début, continuait à habiter avec nous puis ses
absences se sont prolongées, bientôt il a disparu. Je ne posais pas de
question, je me souvenais des deux fusils cachés au milieu des planches dans
les caves de l’Hôtel Impérial. J’imaginais des combats, je me voyais
ouvrant les portes de la ville et mon père entrait à la tête de cavaliers, me
délivrait, ou bien j’agonisais cependant qu’il passait, emporté par le flot
victorieux.
Quand, à table, Christiane interrogeait ma mère, je lui
donnais un violent coup de pied. Elle se tournait vers moi, nous nous battions,
je n’entendais pas la réponse de ma mère :
— Ton père, ses enfants, il s’en fout, lui ce qui
compte, c’est lui, le reste…
Je m’enfermais quand mes grands-parents Raybaud disaient à
ma mère :
— Alors ton mari, il vous a laissé tomber ? Un
jour, s’ils ne le trouvent pas, c’est toi qu’ils arrêteront. Ça, quand tu t’es
mariée, ta mère et moi nous te l’avions dit.
Ma mère hurlait, sa voix perçait ma porte :
— Vous voulez me fiche la paix, qu’est-ce que je peux
faire ? Aller me plaindre à la police ? Aux Allemands ?
— Pourquoi pas ? Au moins ils sauraient que toi et
les enfants vous y êtes pour rien.
J’avais ouvert la porte de ma chambre, je m’avançais vers
eux.
— Et l’école, Roland, tu travailles bien ?
Je les dévisageais sans un mot, puis je m’enfuyais.
J’allais jusqu’à la place Masséna, je regardais le mur qui
fermait la rue Saint-François-de-Paule, j’assistais à la relève des sentinelles
devant l’Hôtel Atlantic. J’atteignais parfois, de bond en bond, persuadé
qu’on me guettait alors que le mur n’était pas gardé, que la rue était déserte,
la Promenade des Anglais.
J’avais besoin de voir la mer, de retrouver cette baie qui
m’apprenait que l’horizon s’ouvre, que l’arc des collines qui emprisonnait la
ville de l’ouest à l’est, celles du nord plus hautes, et derrière elles le
gradin bleu des Alpes formait un autre cirque, que cette limite que le regard
heurtait pouvait être franchie, la tenaille desserrée. La mer, certitude que
l’espace libre existe, qu’on peut y tracer sa vie comme le fait l’étrave, et je
relisais souvent Martin Eden. J’aimais qu’il choisît de mourir par la
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