Nice
moi. Je ne peux pas être
blanche avec les uns, noire avec les autres.
— Je ne réfléchis pas, dit Violette. Il y a des choses
que je ne peux pas faire, c’est tout. Vivre avec Sam ou Rafaele, maintenant, ça
je ne peux pas. Je sais que je dois vivre seule, avec Vincent. Appelle cela de
la morale si tu veux.
Mon oncle Antoine et ma tante Giovanna ne montaient jamais à
Gairaut. Avant de rentrer chez moi, je passais le boulevard de la Madeleine, je
jouais au Revelli riche, à Carlo. Je posais le panier de figues sur la table,
je disais à mon cousin :
— Prends Edmond, prends. Celle-là.
J’avais du plaisir à trier pour lui les figues crevassées,
les plus sucrées, aux fentes rouges parcourant la peau noire. Je découvrais la
joie d’être celui qui peut donner parce qu’il possède. J’avais la générosité de
qui n’a plus faim.
Ma tante Giovanna prenait une figue, une seule. Souvent elle
choisissait le fruit écrasé que je devinais aigre, elle le mangeait vite comme
si elle avait eu peur que son mari ne la surprenne.
Antoine rentrait tôt parce que, sur les chantiers, on ne
travaillait que quelques heures. Les matériaux étaient rares. Mon oncle voyait
le panier, me saluait d’un mot, commençait à se laver, grattant avec le bout
des ongles le plâtre ou le ciment accroché à sa peau…
— Tu travailles toi ? demandait-il rudement à
Edmond. Tu manges, ajoutait-il avec mépris. C’est les figues de Monsieur Carlo
Revelli ?
Giovanna tendait à son mari une serviette.
— Laisse Antoine, laisse, disait-elle.
— Alors, toujours malin l’oncle Carlo ? Toujours
riche ?
Il s’essuyait le visage, m’ignorait, racontait à Giovanna :
— Ils en ont encore pris deux pour l’Allemagne, des
gars de mon âge, si ça continue je vais plus sur le chantier. On mangera ce
qu’on pourra.
Il me lançait la serviette comme une balle.
— Alors traître, tu te fais nourrir par les collabos ?
Il riait d’abord, puis assis les avant-bras appuyés sur le
bord de la table, le panier de figues devant lui, son attitude changeait. Il
roulait une cigarette, s’y prenant à plusieurs fois parce que ses doigts tremblaient,
la fatigue ou la faim, la colère. Il parlait à Edmond, comme si je n’avais pas
été là. Le dos collé à la porte, j’étais immobilisé par sa voix.
— Mon père, disait-il, ma sœur, cette bombe qui les a
tués, tu vois Edmond, c’est ça qui me révolte, que ce soit toujours les mêmes,
parce qu’ils habitent près des usines, des gares, c’est eux qui crèvent quand
on bombarde, ceux de Riquier ou de Saint-Roch, pas ceux de Cimiez ou de
Gairaut. Ceux-là ils sont loin. On touche pas les beaux quartiers, pourquoi
veux-tu qu’on les vise ? Hein ? Y a pas d’usines, pas d’entrepôts, on
gaspillerait des bombes, non ? C’est logique. Carlo Revelli, lui, il ne
risque rien. Sa maison elle est à Gairaut, il mange. (Antoine prenait quelques
figues dans la main, les soupesait.) Il en donne, mais si quelqu’un se fait
tuer, ce sera Dante, et l’oncle, il sera encore du bon côté, avec la médaille,
que ce soit l’un ou l’autre qui gagne. Les malins, Edmond, faut pas leur en
vouloir, mais ce monde, nom de Dieu, il sera toujours fait pour eux. Toujours
les mêmes qui seront couillonnés.
— On va manger, disait Giovanna.
Elle s’approchait de moi :
— Il est tard, Roland, ta mère va s’inquiéter.
Elle prenait le panier de figues sur la table,
m’accompagnait jusqu’à la porte, m’embrassait, chuchotait :
— J’en prends encore deux ou trois pour Edmond et pour
moi. (Elle les glissait dans la poche de son tablier.) Viens nous voir,
ajoutait-elle.
J’hésitais sur le trottoir, le panier au bout du bras.
J’étais seul. Cette odeur forte des figues me donnait maintenant envie de
vomir. J’arrimais le panier sur le porte-bagages, je pédalais vite longeant le
bord de la chaussée, là où elle est inégale et je souhaitais que les cahots,
coups secs dans mes bras, écrasent les fruits.
13
L’été de la guerre, je l’ai passé dans les rues et sur les
toits.
Ma mère ne supportait pas la chaleur, cette épaisse présence
du soleil dès le milieu de la matinée, l’appartement envahi par une lumière en
fusion qui traversait les pièces comme une coulée, de l’est à l’ouest, d’une
façade à l’autre.
Elle rentrait du marché aux légumes, le cabas presque vide
et si Christiane et moi nous nous approchions elle
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