Nice
j’avais cru si vite enfouis dans l’oubli avec les morts du grand
bombardement de Nice. Ils me tendaient leur affection et je devinais leurs vies
peu à peu cantonnées, soumises, j’éprouvais à chaque sanglot la brisure de
leurs désirs, je pleurais moins leur mort que les renoncements auxquels ils
avaient été contraints, j’avais envie de faire éclater ma tête contre le bois
de la table, de hurler, puisque la vallée n’était remplie que par la pluie,
contre le scandale des vies muselées, je m’accusais de n’être pas resté avec
eux, ce vieux, cette femme affolée par la peur, dans leur cuisine, rue de la
République, moi, gosse égoïste dont la vie était à faire et qui préférait
courir vers Cimiez, vers Violette, Bernard et Carlo Revelli, moi qui préférais
le compagnonnage des forts à la fraternité des faibles.
J’allais vers les arbres de Carlo Revelli, je grimpais sur
les bras noueux et gris des figuiers, j’écartais le voile rugueux des feuilles,
soupesant ces fruits pulpeux, à la saveur d’abondance. Jamais je n’arriverais à
tout prendre. Je tendais la main, je remplissais le panier, j’écrasais sur mes
lèvres cette chair sucrée et fraîche à laquelle parfois les fourmis donnaient
une légère amertume.
Je sautais sur le sol et j’apercevais vers la cime de
l’arbre des fruits, encore des fruits.
Je me suspendais à une branche, je grimpais dès qu’elle
s’éloignait et je recommençais à manger, ouvrant la figue d’un coup de dents,
mes lèvres contre les lèvres du fruit.
— Gaspille pas, Roland, criait Carlo.
J’étais pris, coupable. Je nettoyais ma bouche, je lançais
au loin, vers les oliviers le dernier fruit. Je montrais mon panier.
— Tu as surtout mangé, disait Carlo.
Il ajoutait quelques légumes au-dessus des figues.
— Et ton père ? demandait-il.
Une courte lettre postée à Nice : Chers tous, ça va.
Le chantier avance. Il sera bientôt terminé. Je vous embrasse. Dante.
— Pourvu qu’il ne tombe pas de l’échafaudage avant,
disait Carlo.
Il s’asseyait sur le banc de pierre, appelait ses
petits-enfants. Mafalda avait quitté son mari, Charles Merani, qui paradait en
uniforme de la Milice, présentait Philippe Henriot ou Darnand à la tribune du
Palais des Fêtes.
— Viens ici avec ton fils, avait dit Carlo à sa fille.
Ton mari maintenant, il peut plus m’aider. Les Allemands sont les patrons. Et
j’ai ce qu’il faut.
Je surprenais des conversations entre Nathalie qui vivait
aussi à Gairaut et Violette. Elles se retrouvaient assises de chaque côté de
Miss Russel, sous les arbres du jardin, dans la villa de Violette, au bout de
l’allée des palmiers. Vincent jouait avec Yves et Christiane, moi avec Bernard.
Nous sautions les grilles des villas abandonnées. Les jardins étaient des
jungles et nous pouvions nous dissimuler dans les hautes herbes aux bords
tranchants, ramper vers le perron malgré les ronces, bondir vers les escaliers,
le bras levé et l’un de nous imitait la rafale de la mitraillette, et l’un de
nous mourait contre les volets de fer. Nous rentrions.
— Mon beau-père, disait Nathalie à Violette, par
moments il me dégoûte, il est avec tous. Il gagne de l’argent avec eux. Une de
ses entreprises a construit des blockhaus, une autre a démoli le Palais de la
Jetée. L ’Hôtel des Iles, il l’a vendu à des gens de Munich. Ils sont
venus à Gairaut, ils ont signé à deux mètres de moi. J’avais envie de leur
cracher dessus, de dire, je suis juive, je suis Nathalie Hollenstein, vous avez
pris mon père. (Nathalie s’interrompait.) « Ma belle-fille, Nathalie
Revelli. » Voilà, il m’a présentée tout naturellement.
— Il se débrouille, dit Violette. En même temps il nous
aide.
— Seulement ses intérêts, seulement ça, reprenait
Nathalie. Je ne l’embrasse plus. Je ne peux pas. Je pense à mon père, à Jean
Karenberg. À Alexandre aussi, à Dante, à Rafaele Sori, ou à Sam. Eux, ils se
battent.
— Il est vieux, dit Violette. Il pourrait ne rien
faire. Ne pas les aider.
Nathalie appelait Yves, l’embrassait.
— Il vaudrait peut-être mieux, disait-elle. Ce serait
plus clair.
— Est-ce que ce serait plus utile ?
— Il y a une morale. Il n’a pas de morale, Violette.
Elle s’approchait de ma tante, Yves recommençait à jouer
avec Vincent.
— J’ai besoin d’une morale. (Nathalie se frappait la
poitrine à petits coups du bout des doigts.) En
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