Nice
j’enviais l’aisance avec laquelle les mots interdits
passaient sa bouche – « une putain, merde, des nichons, un cul t’en
as jamais vu comme ça – » l’impudeur de ses mains qui s’approchaient
de son sexe ou des femmes.
Moi, je reculais devant Julia, je regardais la terre pour ne
pas voir ses jambes, ses seins. Parfois elle me défiait :
— Tu ne joues plus comme avant, disait-elle. Tu as peur
de me toucher ?
Elle descendait en courant dans la tranchée, m’appelait mais
je restais en haut des marches, sûr qu’elle me tendait un piège, qu’elle
voulait savoir. Si je désirais garder le masque, une chance de la séduire un
jour, il me fallait être sur mes gardes, ne rien livrer de moi, ne pas avouer
le désir. L’envie que j’avais de toucher le corps des femmes était la preuve
irréfutable que j’étais comme Catto, un pauvre. Or, je refusais cette identité.
— Ce serait bien si tu devenais avocat, disait Julia,
comme mon père.
Nous étions seuls, assis sur l’un des bancs du square.
Monique, Danielle, Paul, Julien tardaient à venir. Catto s’était approché, puis
discret et complice, il m’avait fait un geste d’encouragement dont je
connaissais le sens : baise-la.
— Ton père, tu n’en parles jamais ? Qu’est-ce
qu’il fait ?
Attirer Julia contre moi, toucher son genou, c’était répondre :
ouvrier.
— Tu ne dis jamais rien de toi. (Julia baissait la
voix.) Tu peux me dire à moi. Tu es juif ?
Je me levais. Je m’enveloppais de mystère comme Monte-Cristo
de sa cape. Un jour, quand j’aurais découvert l’ile au trésor, tout me serait
permis. Jusque-là, je devais mentir. Julia s’était levée aussi et debout, si
proche de moi, elle murmurait :
— Tu es juif, Roland ? J’en étais sûre. Ton père…
J’esquissais un geste.
— Ils l’ont tué ?
Elle m’obligeait à m’asseoir près d’elle.
— Papa, tu sais, est au courant. Il dit que la guerre
va vite finir maintenant. On écoute la radio anglaise tous les soirs.
Elle chuchotait :
— Comment l’ont-ils tué ?
Des femmes traversaient le square, affolées, se retournant
pour regarder vers la place Masséna comme si elles avaient fui l’incendie et
que les flammes les menacent. Je suis monté sur le banc pour voir, mais je
n’apercevais qu’une place trop vide pour ce milieu d’après-midi.
Je n’avais pas nié sa mort. Ils l’avaient donc tué.
Je retenais un homme par le bras, je l’interrogeais :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ils en ont pendu, disait-il, sur l’avenue. Rentrez,
rentrez.
Je me suis tourné vers Julia.
— Pendu, ils l’ont pendu.
J’ai couru aussi vite que je pouvais vers la place,
bousculant ceux qui s’en échappaient, atteignant enfin l’entrée de l’avenue,
coulée obscure où la foule hésitait à pénétrer. Je me suis trouvé au premier
rang. Pas un soldat, pas un policier n’interdisaient d’avancer et pourtant un
gouffre s’ouvrait au bout duquel de part et d’autre de l’avenue, accrochés aux
lampadaires, deux corps d’homme, l’un, un pantalon clair, l’autre vêtu de
sombre, leurs pieds à moins d’un mètre du sol.
J’ai marché au milieu de la chaussée vers ces pendus du
carrefour, sur cette avenue de la Victoire devenue elle aussi boulevard du
crime. J’ai parcouru avec d’autres cet espace les yeux levés vers les deux
visages que je ne distinguais pas. C’est lui. Et peut-être chacun de ceux qui
s’avançaient avait-il la même pensée, la même certitude.
Des agents cyclistes ont pris position, près des corps, et
j’approchais. C’est lui.
Ils avaient la tête penchée sur le côté, le corps, le cou
comme étiré, les mains liées dans le dos, l’un la bouche légèrement ouverte.
Pendus qui n’étaient pas mon père et je suis allé de l’un à l’autre, pour m’en
convaincre encore, m’assurer que je ne l’avais pas trahi, ne quittant l’avenue
qu’au moment où les agents obligeaient la foule à se disperser, où des murmures
s’élevaient : « Les Allemands vont revenir, ils vont en pendre
d’autres. »
J’ai marché, la tête tournée vers eux, jusqu’à chez moi. Je
suis resté longtemps devant notre porte, gagnant à nouveau la chaussée pour les
voir, et de loin, ainsi, au bout de l’avenue, de la double rangée de platanes,
ils étaient les deux statues douloureuses et résolues, gardiennes de la place.
14
Les premiers œillets rouges que j’ai vu
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