Nice
voix Vive notre magnifique Nice libre.
Vive notre France immortelle, gloire aux héros.
Je n’avais pas envie de scander son nom. J’écoutais près de
moi dans une accalmie quelqu’un dire :
— Son fils, il peut en être fier. La Gestapo n’a rien
pu lui faire avouer, rien. C’était quelqu’un, un grand ingénieur.
Je regardais les épaules de mon père, j’aurais voulu qu’il
se retourne. Il aurait plié le genou comme le font les acrobates pour permettre
à leur partenaire de poser là leur pied, il m’aurait tendu les mains, dit :
« Hop Roland ! », et je me serais retrouvé si haut, mes jambes
tendues sur ses épaules, bras écartés, lui et moi formant comme un mât de
navire. Mais la foule entre nous, les années déjà et surtout cette paralysie
qui nous prenait lui comme moi, je le sentais bien, quand nous étions face à
face. Soupçonnait-il que je souffrais de le voir humilié par ma mère impitoyable ?
— Et maintenant, demandait-elle, qu’est-ce que tu vas
faire ? La guerre ? La guerre, elle est finie. C’est tes F.F.I. qui
vont nourrir les enfants ? Roland. (Elle était habile à me ranger dans son
camp.) Roland, si un jour tu as des enfants, une famille, pense d’abord à eux.
Nous continuions à habiter avenue de la Victoire, mais mon
père recommençait à travailler à l’Hôtel Impérial qui devait rouvrir,
accueillir les permissionnaires américains. Carlo Revelli était venu nous en
avertir, entrant dans les pièces de cet appartement dont il était propriétaire,
sans même saluer ma mère il m’interrogeait :
— Et ton père ? Où il est le héros ? Tu lui
diras qu’il faut qu’il monte me voir. J’ai besoin de lui à l’hôtel.
Ma mère s’était vengée de l’indifférence de Carlo.
— Quand on n’a rien, tu vois Roland, comment on vous
traite, disait-elle à table. L’oncle de ton père. Ah ! si nous avions eu…
Mais qu’est-ce que nous sommes ? Ton père, lui, il parle, il s’occupe du
monde entier.
Elle s’adressait à moi comme si mon père n’avait pas été là,
entre nous, assis à la même table. Il se levait, renversait sa chaise en
s’éloignant.
Ma mère le poursuivait d’une phrase :
— Tu as peur de la vérité ? Pourquoi t’es-tu marié ?
Puisque tu avais autre chose dans la tête. Seulement les enfants, ils sont là,
ils sont là.
Christiane pleurait et sa tristesse avouée achevait de me désespérer.
Elle pleurait pour moi aux yeux de tous. Elle suppliait avec ses larmes comme
si j’avais été, moi aussi, de la race des soumis. Je l’insultais à voix basse :
« Idiote, laideron. » Je la bousculais. Je ne voulais pas qu’ils
devinent par elle mon désarroi, ce regret de n’avoir pas eu l’âge de me battre
pour que la Gestapo, comme le fils du député, m’arrête, me torture. J’aurais su
mourir lèvres closes, dents brisées. Pourquoi sur l’avenue quand j’avais cru –
et peut-être l’avais-je fait – siffler le chant interdit, ce soldat
allemand à écusson tricolore ne m’avait-il pas entendu ? Tué ? Je
serais mort heureux de ne plus assister à leur lutte incessante.
Je me levais aussi, incapable de demeurer davantage avec ma
mère, achevant mon dessert dans l’escalier et je croisais mon père qui
rentrait, calmé.
— Où tu vas, Roland ?
Il ne me regardait pas et je haïssais sa honte. Il aurait
dû, lui qui avait eu le courage de s’emparer d’un fusil, ne pas m’obliger à
penser qu’il était lâche, qu’il avait tort.
Une fois seulement il avait tenté de me parler.
— Tu sais, ta mère et moi, c’est notre affaire, pas la
tienne, Roland. Ta mère elle a ses raisons.
J’avais eu un geste de colère, j’attendais trop qu’ils
m’expliquent, qu’ils se justifient, pour accepter ainsi, entre deux portes, la
confidence inquiète de mon père, maladroite, inachevée parce que je sentais
qu’il craignait que ma mère ne survienne. Que pouvais-je faire d’autre sinon
secouer la tête, rejeter ses mots, dire avec dégoût :
— Je m’en fous de vos histoires.
Je ne savais rien, je ne voulais rien comprendre, je
refusais d’être complice de l’un contre l’autre. J’étais moi, seulement moi,
égoïste.
Je m’enfermais dans ma chambre ou bien je recherchais un
swing à la radio. J’usais de la musique et du bruit pour me défendre. Mais leur
affaire était la mienne.
J’accompagnais ma mère sur la Promenade libre d’accès à
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