Nice
fleurir sous leurs
noms, c’est à la fin du mois d’août.
Depuis l’aube je guettais les détonations isolées que
nouaient quelquefois de courtes rafales. J’étais monté sur le toit. Au delà des
collines, vers l’ouest et le nord, des fumées, signaux de guerre que le vent
effilochait.
Ma mère, depuis leur mort, gardait les volets clos criant de
temps à autre à Christiane : « Ne t’approche pas des fenêtres ! »
comme si les pendus ou leurs bourreaux étaient encore là, sous les feuillages
de l’avenue.
Elle ne sortait plus que quelques minutes par jour pour
acheter les cinquante grammes de pain et les quatre-vingts grammes de viande de
la ration quotidienne. Elle rentrait, affolée, porteuse de rumeurs. On avait
massacré des prisonniers dans les fossés de l’Ariane, vingt et un, on se
battait à Peille, à Levens, les Américains avaient atteint le Var. « Votre
père, lui… » Elle s’interrompait. Peur de l’accuser à cet instant alors
qu’il était peut-être l’un de ces corps mitraillés.
Le 28 août j’ai couru jusqu’à la boulangerie. Trois tranches
de pain qui tenaient dans la main, et c’est en revenant que j’ai aperçu d’abord
une voiture, drapeau tricolore à la portière, qui remontait l’avenue, puis ces
œillets rouges, sur le trottoir, sous les volutes de fer des lampadaires où la
corde avait été nouée et deux noms écrits à la craie Séraphin Torrin, Ange
Grassi.
J’ai sonné et comme ma mère tardait à ouvrir j’ai défoncé la
porte d’un coup d’épaule, posé le pain, hurlé : « Ça commence ! »
Déjà, je sautais les marches. Puisqu’il n’était pas l’un de
ces morts de l’avenue j’allais à sa rencontre. Il avait deux fusils. L’un était
pour moi. Je me dirigeais au bruit. Je marchais vers les rafales. Place
Garibaldi une affiche :
Niçois, Niçoises,
Comme Paris, comme Marseille, libérez-vous,
Hors de France le Boche exécré
Chassons-le, tuons-le,
Terrassons les traîtres !
Vive la France !
Vive la France. Un agent me secouait par les épaules :
— Tu veux foutre le camp chez toi, merdeux, tu veux que
je t’accompagne à coups de pied au cul ?
Les rues se vidaient. Je suis rentré, je me suis allongé sur
le toit, rampant jusqu’au faite pour apercevoir l’avenue, la place, les camions
allemands rangés sous les platanes, les soldats qui – l’écran était la
rue, le film s’inventait sous mes yeux – bondissaient de tronc en tronc.
Je serrais mon poing vide. Je lançais des grenades. J’allumais l’incendie qui
devait brûler vers le port puisque la fumée s’étendait au-dessus du Château, de
la Promenade.
Au milieu de la journée, les camions s’étant éloignés, je
suis à nouveau sorti.
Il fallait que je le trouve. La ville était à moi avec
seulement des cris que quelqu’un lançait d’une fenêtre ou d’une porte.
— Mais qu’est-ce que tu fais dans la rue ?
Tout à coup j’ai aperçu, couché sur un trottoir, un corps,
un soldat laissé là, le casque couvrant encore la tête. J’ai eu peur et parce que
je n’étais plus éloigné de Cimiez, j’ai couru vers l’allée de palmiers,
retrouvant Violette, Bernard, Vincent.
— Ta mère, a commencé Violette, si tu ne rentres pas ce
soir, tu y penses ?
Nous nous avancions dans le jardin, nous écoutions les coups
de feu du côté des quartiers nord.
— Mais tu ne peux pas maintenant, continuait Violette.
C’est interdit de circuler, s’il t’arrive quelque chose. Mais ta mère, répétait
Violette après un silence.
Je l’ai imaginée, penchée sur la rampe de l’escalier
descendant jusqu’au premier étage, interrogeant les voisins. « Mon fils,
devait-elle dire, je ne sais pas… »
À elle aussi je devais être fidèle.
Je suis rentré malgré Violette, j’ai serré ma mère contre
moi.
— Je suis là, je suis là.
Elle pleurait.
— Pourquoi tu t’en vas ? disait-elle.
— Pour rien maman, pour voir !
— Je ne suis pas heureuse, tu sais, alors si toi aussi.
Je me laissais border. Je revenais de la guerre, je
découvrais cette petite fille qui était ma mère.
Mais le matin suivant je l’abandonnais à nouveau pour les
rues. Nous marchions avec Catto et Bernard dans les cortèges, nous chantions
agrippés à des camions. Nous aussi nous lancions des pierres dans les vitres
des permanences de la Milice ou du P.P.F., nous brandissions des baïonnettes,
des casques, nous
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