Nice
mains sur le
pommeau de la canne, mais il devenait Roland, debout sur les madriers.
— Je ne comprends pas, répétait Alexandre, pourquoi
vouloir que Roland ne soit qu’ouvrier, contremaître ?
— Vous n’êtes pas juste, dit Nathalie. Vous n’avez pas
le droit. Il faut que tu le prennes avec toi, ajoutait-elle tournée vers
Alexandre.
Alexandre posait la main sur l’épaule de sa femme, la
forçant à s’interrompre. Carlo s’éloignait.
Qui comprenait Carlo ?
Il entrait dans sa chambre, s’asseyait sur le bord du lit.
Mafalda entrebâillait la porte :
— Tu as besoin de quelque chose, papa ? Tu te
couches déjà ?
Carlo faisait un signe pour qu’elle s’en aille.
Ils étaient tous attentifs et ils ne comprenaient pas. Ils
n’entendaient pas ce grincement, cette douleur qui rongeait le dos, des omoplates
à la nuque, le creusait comme une poutre pourrie, un bois qui s’effrite entre
les doigts. Depuis que sa femme était morte, la douleur ne cessait plus, elle
érodait. Une fine poudre grise s’accumulait quelque part dans le corps et un
jour elle étoufferait Carlo comme elle avait étouffé Anna.
Il se déshabillait, évaluant chaque mouvement, essayant de
ne pas voir ses chevilles renflées, couvertes de taches violettes, ses veines
trop bleues, noueuses, et les pieds qui semblaient si maigres. Un corps à
émonder.
Souvent Mafalda revenait :
— Je peux t’aider, papa ? demandait-elle.
Il les entendait, Alexandre, Nathalie et les voix joyeuses
de Sonia et de Robert, ou bien celle d’Yves déjà posée et sûre.
Carlo secouait la tête. Mafalda s’éloignait.
— Vous voulez boire quelque chose, les enfants ?
disait-elle dans le couloir.
Carlo s’appuyait sur les coudes, s’allongeait. Le lit était
si froid, maintenant qu’Anna ne toussait plus près de lui. Les draps étaient
blancs comme ces marbres lavés dont les larges plaques s’accumulaient contre
les murs de l’entrepôt.
— Tu les feras charger demain, disait Carlo.
Roland était devant lui dans le bureau, les doigts à demi
repliés, main d’ouvrier qui a de la peine à se tendre parce que les muscles
sont engourdis par la fatigue, qu’ils sont gonflés, toujours prêts à se
refermer sur le manche d’une pioche, le montant de bois ou de fer qu’il faut
saisir.
— Ton père, qu’est-ce qu’il en pense de ce que tu fais ?
demandait Carlo.
Roland haussait les épaules.
Quand il rentrait de l’entrepôt, la poussière couvrant les
cheveux, ses parents étaient déjà assis dans la cuisine. Christiane, un livre
ouvert près de son assiette, levait à peine les yeux, Dante regardait sa femme.
Elle secouait la tête, commençait sa lamentation.
— Ça, disait-elle, je ne l’aurais pas cru. Tu as vu
dans quel état tu es ? Un ouvrier.
Ce désespoir de sa mère, Roland l’attendait. Il aimait la
voix qu’elle prenait pour lui dire, tournée vers Dante :
— Si ton père avait eu un peu plus d’ambition, au lieu
de ses idées… Un ouvrier, voilà ce qu’il a fait de toi. Ah ! tu travailles
dans l’entreprise Revelli, c’est pire que si tu étais ailleurs.
— Change, disait à voix basse Dante, change demain.
Mais c’est là que Roland voulait être, sur le quai, face au
bureau de Carlo Revelli, vieillard enveloppé d’un manteau noir en plein été et
dont il sentait le regard.
Quand Roland arrachait d’un geste brusque à un Arabe le
madrier que l’ouvrier ne soulevait pas assez haut, il avait parfois le désir de
le lancer vers la vitre, contre le visage du vieux Carlo Revelli. Renverser ce
corps frêle, comme au jeu de massacre, et pourtant dès que le vieux Carlo
arrivait, Roland travaillait plus vite, chargeait encore un camion avant la
pause, pour l’étonner, l’entendre dire :
— Toi Roland, tu me ressembles.
Carlo Revelli s’approchait du bord du quai. D’un mouvement
autoritaire de la canne, il renvoyait son chauffeur qui voulait lui donner le
bras.
— Tu me ressembles, Roland, reprenait-il. Ton père il n’aime
sûrement pas. Mais moi ça me fait plaisir.
Il faisait quelques pas entre les camions, s’arrêtait,
tapait du bout de sa canne sur un madrier ou un sac de ciment :
— Et ça, disait-il d’une voix trop aiguë, tu le laisses
pourrir ?
Il n’avait pas bougé la tête comme s’il eût été l’un de ces
automates aux mouvements saccadés, un bras d’abord, puis seulement plus tard
l’autre bras, la rotation des
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