Nice
avait la respiration plus courte,
comme s’il avait repris, après une halte trop brève, l’ascension.
Et c’était bien cela, un effort de chaque jour, le réseau d’alliances
qu’il avait fallu tisser puis maintenir serré pour vaincre les rivaux, le comte
Malausséna, ou le millionnaire Bischoffhein. Maintenant il ne les craignait
plus. Il resterait député. Il avait toujours su qu’une fois le poste conquis
seule la mort l’en délogerait. Celle-là, il n’était pas question de la
terrasser, mais enfin, si on pensait à elle ?
Le plus difficile quand son fils était mort, sept ans déjà,
ç’avait été pour le docteur Merani, de ne pas se laisser prendre à la mission
de la médecine. Se dévouer, se lever au milieu de la nuit, ces maisons de
pauvre, ces enfants dont le cou et l’aine étaient gonflés de ganglions jaunes.
Il aurait pu ainsi s’enfoncer dans l’anonymat glorieux. Déjà, on disait quand
il passait sur le marché du cours Saleya, le matin en rentrant d’une visite :
« C’est le docteur Merani, lui… » Les paysans de Gairaut qu’il
soignait lui apportaient chaque jour un panier de fruits, des œufs dont il ne
savait que faire, et qu’il donnait à d’autres malades.
Seulement cette vie, il fallait la partager avec Laure. Elle
se levait la nuit en même temps que lui, elle aurait voulu l’accompagner, l’aider.
Elle l’attendait veillant elle-même à faire chauffer la tisane, le café. Elle
l’accueillait comme s’il avait été un saint. Elle disait : « Notre
fils te voit. Sa mort, Dieu l’a voulue peut-être, pour que tu puisses… C’est
ainsi, c’est lui qui nous soutient, il est mort mais il est avec toi, n’est-ce
pas Joseph ? »
Et voilà qu’il ne pouvait plus supporter cette voix, ce
regard qu’elle portait sur lui. Voilà qu’il avait envie de la gifler quand il
rentrait, qu’elle posait devant lui, dans le salon, la tasse au liséré bleu. Il
voulait lui dire à voix basse : « Il est mort notre fils, mort, tu
n’as pas vu de mort, moi j’en vois chaque jour, ce fils je le touche chaque
jour, tu me l’as donné pour la mort. Qui me dit que celui que tu pourrais
porter encore, tu ne le feras pas aussi pour la mort ? Alors tais-toi,
tais-toi. » Parfois ces derniers mots venaient jusqu’à ses lèvres avec
violence et Laure était surprise car elle n’imaginait pas ce long discours muet
qu’il lui avait tenu, alors qu’il buvait silencieusement, penché en avant, ne
la regardant pas, paraissant l’écouter.
Brusquement il l’interrompait : « Tais-toi,
tais-toi. » C’est comme s’il l’avait jetée à terre d’une poussée haineuse.
Il lui tendait quelques mots : « excuse-moi, la fatigue, je vais me
coucher », qu’elle saisissait vite, « je te prépare le lit, quand
veux-tu que je te réveille ? ». Elle l’embrassait, prête à se coucher
aussi, attendant sans doute qu’il fasse ce geste vers elle, et elle se serait
allongée près de lui, immobile et recueillie. Mais il détournait ses yeux, il
disait : « Je vais rester ici, dans le salon, je prendrai une
couverture. »
Déjà il s’en enroulait les jambes, il fermait les yeux, il
les oubliait lui, ce fils qu’elle avait fait maladif, qui portait la mort sur
ces épaules voûtées, qui la disait dans cette toux coupante, elle, Laure qu’il
fallait quitter pour continuer à vivre. Sinon la mort allait le saisir.
Quand on avait proposé au docteur Merani d’être candidat républicain
radical, il avait accepté et en quelques jours il s’était voué à cette nouvelle
vie, une médecine sans la mort, avec seulement des mots. Il visitait les
pauvres mais pour leur dire que bientôt s’ils votaient pour lui, leur sort
changerait. Il avait tenu des réunions sous la grande tente de la rue
Pastorelli, six mille personnes venues l’acclamer, le Préfet d’abord hostile
qui se ralliait à sa candidature, les directeurs de journaux qu’il fallait
séduire ou acheter, les petits voyous auxquels on donnait quelques pièces pour
qu’ils fassent bien voter le babazouk. Et Laure qui ne comprenait plus rien,
qu’il éloignait ainsi de lui, qu’il quittait quand il y avait séance à la
Chambre. Ces visages nouveaux, ce goût qu’il avait pris de parler haut, de sentir
son pouvoir. Déjà médecin il aimait chez les malades ce regard terne de la
soumission. Mais il y avait la mort. Dans la politique, il ne restait que ce
regard.
Merani avait remonté
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